Nouveaux horizons dans l’étude du langage et de l’esprit - Chapitre VI

Noam Chomsky


VO : New Horizons in the Study of Language and Mind, Cambridge University Press, 2000

VF : Noam CHOMSKY, Nouveaux horizons dans l’étude du langage et de l’esprit, Stock, © 2005


Chapitre VI

Le langage dans une perspective internaliste

J'aimerais développer certaines remarques sur l'étude du langage et de l'esprit faites précédemment dans cet ouvrage, surtout dans le chapitre 5. Tout d'abord, je voudrais distinguer entre démarche internaliste et démarche naturaliste. Par cette dernière, j'entends tout simplement la tentative d'étudier les humains comme nous le faisons pour n'importe quoi d'autre dans le monde naturel. L'investigation naturaliste internaliste cherche à comprendre les états internes d'un organisme. L'étude naturaliste ne se limite évidemment pas à cela ; a recherche internaliste sur une planète ou une fourmi ne présuppose ni n'exclut l'étude du système solaire ou d'une communauté de fourmis. Les études non-internalistes sur les humains peuvent prendre plusieurs formes : selon qu'ils représentent des phases d'un cycle de transformation de l'oxygène en dioxyde de carbone ou de la transmission génétique, sont fermiers ou gourmets, participent à des associations et à des communautés, avec leurs structures de pouvoir, leurs systèmes doctrinaux, leurs pratiques culturelles, etc. Les études internalistes sont couramment présupposées dans d'autres domaines de portée plus vaste, mais il devrait être évident qu'aucun de ces types d'investigationne pose de problèmes de légitimité.

Pour être plus clair, je m'en tiens ici à la quête de la compréhension théorique, la forme spécifique d'investigation cherchant à rendre compte de certains aspects du monde sur la base de structures et de principes d'explication généralement cachés. Celui qui s'engage dans une telle recherche peut sans incohérence être convaincu que l'on apprend plus de choses d'intérêt humain quant à ce que les gens pensent, sentent et agissent en étudiant l'histoire ou en lisant des romans que par toute investigation de type naturaliste. Celle-ci, hors de domaines étroits, s'est avérée superficielle ou inutile, et elle le restera peut-être pour des raisons liées à notre nature cognitive.

Je qualifierai les aspects du monde qui m'intéressent ici de mentaux et linguistiques, utilisant ces termes de manière anodine – comme on dit « chimique », « électrique » ou « optique » – pour sélectionner un complexe de phénomènes, d'événements, de processus, etc., paraissant posséder une certaine unité et cohérence. Par « esprit », j'entends les aspects mentaux du monde. Aucune élucidation antérieure n'est requise pour aucun de ces cas, et il n'y a aucune raison de croire que ces catégories survivront à la recherche naturaliste là où celle-ci parviendra à progresser.

Par « naturalisme », j'entends un « naturalisme méthodologique » en tant qu'opposé au « dualisme méthodologique », la doctrine voulant que, en principe, dans la quête d'une compréhension théorique, le langage et l'esprit soient étudiés d'une autre manière que celle adoptée pour les objets naturels. Cette doctrine a peut-être peu d'adeptes, mais elle est dominante, je crois, dans une grande partie de la pratique. (Pour une analyse récente, voir Chomsky, 1986 ; et les chapitres 2 et 3 du présent ouvrage).

Une branche de la recherche naturaliste étudie la compréhension du sens commun. Nous avons affaire ici à la façon dont les gens interprètent la constance des objets, la nature et la cause du mouvement, de la pensée et de l'action, etc. (la « science populaire » est l'un des sens de ce mot). Le bon moyen de décrire cette « science populaire » consiste peut-être à le faire en termes de croyances en des composantes du monde (appelons-les « entités ») ainsi que de leur organisation, interaction et origine. Partons de cette hypothèse. La question demeure entière de savoir si, et si oui comment, les ressources conceptuelles de la science populaire se relient à celles que mobilise la recherche réfléchie et consciente que l'on retrouve dans toutes les cultures connues (« la science ancienne ») et dans l'entreprise particulière que nous appelons « science naturelle ». Par commodité, nous désignerons toute étude de ces questions par le terme « ethnoscience ».

La question demeure également entière de savoir comment les ressources conceptuelles qui interviennent dans ces systèmes cognitifs se rapportent aux ressources sémantiques (y compris lexicales) de la faculté de langage. Les gens attribuent-ils des croyances s'ils parlent une langue dans laquelle ce mot n'existe pas, ce qui est le cas, semble-t-il, pour la grande majorité ? Est-ce que quelqu'un qui ne possède pas ces termes reconnaît savoir-faire, Schadenfreude, , ou tout ce qu'expriment les innombrables expressions qui défient les traducteurs ? Si je dis que l'une des choses qui m'intéressent est l'homme moyen, les marottes, les priorités de Tartempion ou les ficelles tirées par la compagnie Raytheon pour obtenir le dernier contrat de fusée, s'ensuit-il que je crois que le monde réel ou quelque modèle mental qui m'est propre est constitué d'entités telles que l'homme moyen, des marottes, Tartempion, des priorités et des ficelles ? Lorsque la presse rapporte qu'une comète se dirige vers Jupiter et que les pêcheurs (fishers) de homard surpêchent (overfish) dans les eaux de la Nouvelle-Angleterre, cela signifie-t-il que les auteurs des articles et les lecteurs pensent que les comètes ont des intentions ou que les homards sont des poissons (fish) ? Ce sont là des questions de fait portant sur l'architecture de l'esprit, formulées de manière incorrecte, sans doute, car on sait très peu de chose en ces matières.

Si l'intuition peut être de quelque recours pour nous guider, il semble y avoir un fossé considérable entre les ressources sémantiques de la langue interprétées littéralement et les pensées qui sont exprimées lorsqu'on les utilise. Je n'hésite pas à parler du soleil qui se couche à l'horizon, de comètes qui se dirigent droit sur Jupiter ou de vagues qui viennent battre sur le rivage, diminuant et se calmant lorsque le vent tombe. Mais je n'ai pas, que je sache, de croyances qui correspondent littéralement à la terminologie animiste et intentionnelle que j'emploie volontiers ou qui contredisent ce que je comprends de la relativité ou du mouvement moléculaire. Le monde ou mon univers mental ne me semble pas non plus peuplé par quoi que ce soit qui ressemble à ce que je décris comme des choses qui m'intéressent. Les psychologues et les anthropologues qui étudient les rapports entre le langage et la pensée (l'hypothèse, par exemple, de Sapir- Whorf) trouvent de tels problèmes difficiles et y voient de véritables défis ; la littérature philosophique contemporaine a des réponses toutes prêtes mais s'appuyant sur des raisons qui me semblent moins que convaincantes.

En fait, des réponses radicalement différentes nous sont proposées. À titre d'exemple, prenons le langage. Donald Davidson écrit que « nous parlons tous si librement du langage ou des langues que nous avons tendance à oublier qu'il n'y a rien de tel dans le monde ; il n'y a que des gens et leurs diverses productions écrites et acoustiques. C'est là une chose évidente mais que nous oublions facilement. » (Davidson, 1990b.) Pour la plupart des philosophes du langage, il est également évident qu'il y a dans le monde des choses telles que les langues : il y a en effet des « langues publiques, communes » – le chinois, l'allemand – dont, ainsi que le soutiennent certains, nous avons une « saisie partielle et partiellement erronée » (Dummett, 1986, p. 468). Hilary Putnam, entre autres, tient ce prétendu fait pour aussi évident que sa négation l'est pour Davidson, de même que des faits tout aussi évidents quant aux choses du monde, lesquelles correspondent assez librement à des syntagmes nominaux. Le monde contient ainsi tout ce à quoi nous pouvons faire référence comme étant quelque chose qui nous intéresse ou nous préoccupe, y compris les prétendus denotata de mots que nous ne connaissons pas (Davidson, 1990b ; Putnam, 1992 et 1988a1).

Une troisième position consiste à affirmer que les conclusions que l'on peut tirer concernant de telles questions sont rarement évidentes : il faut trouver les réponses au cas par cas, et la question exige tout d'abord d'être soigneusement formulée. L'ethnoscience cherche à déterminer ce que les gens considèrent être constitutif du monde, de quelque manière qu'ils en parlent. Une recherche différente s'emploie à trouver la meilleure théorie de la langue et de son usage ainsi que des états, processus et structures qui s'y rapportent.

Les questions se posent dans les cas les plus simples : les objets nommables, les substances, les artefacts, les actions, etc. Je considère la chose qui est devant moi comme étant un bureau, mais on pourrait me convaincre qu'il s'agit d'un lit dur destiné à un nain et que j'utilise à tort comme un bureau ; tout dépend de l'intention de son concepteur et de son usage habituel. D'un point de vue, je le tiens pour la même chose, quelle que soit la réponse, d'un autre, pour autre chose. Les facteurs qui interviennent dans de tels choix sont divers et complexes. Je considère que le contenu de la tasse sur le bureau est du thé, mais si l'on m'informe qu'il vient du robinet après être passé par un filtre de thé dans le réservoir, j'en conclus que c'est en réalité de l'eau et non du thé (voir également le chapitre 5, p. 275 du présent ouvrage). Là encore, c'est la même chose pour moi dans les deux cas selon un point de vue et c'est une chose différente selon un autre. Des bâtons que je croise sur la route ne sont pas du tout une chose à moins que l'on ne m'explique qu'ils ont été précisément mis en place en tant qu'objets d'une certaine sorte par des gens ou peut-être des castors. Ce qu'est une chose et, si c'en est une, ce qu'elle est dépend de configurations particulières des intérêts, des intentions, des actions et des buts humains ; c'est là une observation qui, sous une certaine forme, se rencontre déjà chez Aristote. Dans de tels cas, il se pourrait, lorsque l'identification change, que je ne modifie pas mes croyances sur les composantes du monde – que, dans la variante de la « science populaire » qui est la mienne, les entités qui tiennent ensemble mon ordinateur, qui remplissent ma tasse et que je croise sur la route demeurent, comme elles l'étaient, indépendantes des explications qui les placent dans des rapports inattendus avec les projets, les intentions, les usages et les finalités.

À mesure que progresse l'étude de la faculté de langage et d'autres systèmes cognitifs, on peut finir par comprendre en quoi mon image du monde est cadrée en fonction de choses sélectionnées et individuées par les propriétés de mon lexique, voire met en jeu des entités et des rapports descriptibles dans une certaine mesure par les ressources de la faculté de langage. Certaines propriétés sémantiques semblent en effet spécifiquement liées au langage et se développer comme une partie de ce dernier, étroitement intégrées à ses autres aspects, voire représentées de manière naturelle dans ses structures morphologiques et syntaxiques. Des termes du langage peuvent indiquer des positions dans des systèmes de croyance, ce qui enrichit d'autant les points de vue complexes qu'ils offrent pour considérer le monde. Le rôle de certains termes, surtout ceux auxquels fait défaut une structure relationnelle interne, se limite pratiquement à cela, notamment les « termes d'espèce naturelle », quoique cette expression soit trompeuse, puisqu'ils ont peu ou rien à voir avec les espèces de la nature. Akeel Bilgrami fait remarquer que l'analyse des ressources lexicales selon « le point de vue sur les choses d'un agent linguistique », pour autant qu'elle résiste aux notions douteuses de référence indépendante, conduit naturellement à rattacher l'étude de la signification à « des choses telles que des croyances en tant qu'elles médiatisent les choses du monde avec lesquelles nous entretenons des relations causales » et à la notion « radicalement locale ou contextuelle » de contenu, qu'il élabore en rejetant « toute la façon de penser actuelle qui introduit une bifurcation entre contenu large et étroit ». Je vois là une voie féconde à explorer (voir Bilgrami, 1993 ; sur les termes d'espèce naturelle, voir Bromberger, 1992a).

L'étude des ressources sémantiques de la faculté de langage n'est pas de l'ethnoscience ; et l'une et l'autre sont évidemment distinctes de la recherche naturaliste sur l'éventail de sujets que le langage naturel et la science populaire abordent à leur manière. Cette remarque a valeur de truisme dans le cas des pommes qui tombent, des plantes qui se tournent vers le soleil et des fusées qui se dirigent vers le ciel ; ici, personne ne s'attend à ce que le langage ordinaire et la science populaire essaient de parvenir à une compréhension théorique du monde et aillent au-delà de leurs points de départ intuitifs. En revanche, on considère comme un problème sérieux le fait de déterminer si « le discours mentaliste et les entités mentales perdront finalement leur place dans nos tentatives de description et d'explication du monde » (Burge, 1992, p. 33). La croyance selon laquelle le discours et les entités mentalistes perdront leur place n'est rien d'autre que l'« éliminationnisme » ou le « matérialisme éliminateur » dans lequel Burge voit un courant majeur dans l'effort pour « rendre la philosophie scientifique » ; cette thèse est peut-être fausse, mais elle est importante.

On ne voit pas trop bien cependant en quoi elle l'est. Si nous remplaçons « mental » par « physique » dans la thèse, celle-ci perd son intérêt : « le discours physicaliste et les entités physiques » ont depuis longtemps « perdu leur place dans nos tentatives de description et d'explication du monde », si par « physicaliste » et « physique » nous désignons des notions du discours commun ou de la science populaire et si par « tentatives de description et d'explication du monde » nous voulons parler de la recherche naturaliste. Pourquoi attendrions-nous autre chose du « discours mentaliste et [des] entités mentales » ? Pourquoi, par exemple, devrions-nous supposer que la psychologie « cherche à affiner, approfondir, généraliser et systématiser certains énoncés du sens commun informé portant sur l'activité mentale des gens2 » ? (Burge, 1986a, p. 8.) La chimie, la géologie et la biologie n'ont pas de préoccupations comparables. Personne ne s'attend à ce que le discours ordinaire sur les choses qui se produisent dans le « monde physique » ait une relation particulière aux théories naturalistes ; les termes appartiennent à des univers intellectuels différents. On ne considère pas que ces faits posent un problème du rapport corps-corps et personne n'a proposé de thèse de « l'anomalisme du physique » pour les traiter. Cela devrait donc être vrai d'énoncés comme « John parle le chinois » ou « John a pris son parapluie parce qu'il s'attend à ce qu'il pleuve », même si l'on peut espérer, dans tous les cas, que la science nous apportera une certaine compréhension et quelques aperçus dans les domaines ouverts à la recherche par les points de vue du sens commun.

Rien, semble-t-il, ne justifie ici que l'on pose un quelconque problème de l'esprit et du corps, et il n'y a aucune de raison de mettre en question la thèse de Davidson selon laquelle aucune loi psychophysique ne relie les événements mentaux et physiques à l'intérieur d'un cadre explicatif adéquat ; pour des raisons similaires, aucune loi physico-physique ne relie le discours ordinaire sur les choses aux sciences naturelles, même si les événements particuliers décrits par le premier et les secondes relèvent de leurs domaines de description potentiels. À cet égard, les distinctions entre le mental et d'autres aspects du monde semblent injustifiées, sauf sur un point : notre compréhension théorique du langage, de l'esprit et des gens en général est si superficielle, sauf dans des domaines très limités, que nous ne pouvons que recourir à nos ressources intuitives pour penser et parler de ces questions.

Non que le discours ordinaire soit incapable de parler du monde, que les détails qu'il décrit n'existent pas ou que les descriptions qu'il en donne soient trop imprécises. C'est plutôt que les catégories qu'il utilise et les principes sur lesquels il se fonde n'ont pas nécessairement d'équivalents, même vagues, dans la recherche naturaliste. Cela est vrai même des parties du discours ordinaire qui ont une allure quasi naturaliste. La manière dont les gens décident si quelque chose est de l'eau ou du thé ne relève pas de la chimie. La biochimie n'a pas nécessairement à décider à quel point de la transition des gaz simples vers la bactérie se trouve l'« essence de la vie » et, si quelque catégorisation de ce genre s'imposait, le fait qu'elle corresponde ou non aux notions du sens commun n'aurait pas plus d'importance qu'elle n'en a lorsque nous disons voûte céleste, énergie ou solide. Que l'usage ordinaire considère les virus comme « vivants » n'intéresse pas les biologistes, qui feront leurs catégorisations à leur gré en termes de gènes et des conditions dans lesquelles ceux-ci fonctionnent. Nous ne pouvons pas invoquer l'usage ordinaire pour juger si François Jacob a raison de dire que « pour le biologiste, le vivant ne commence qu'avec ce qui a été capable de constituer un programme génétique » (1970), quoique « pour le chimiste il soit quelque peu arbitraire de tracer une ligne de démarcation là où il ne peut y avoir que continuité ». De même, le concept « être humain », avec ses curieuses propriétés de continuité psychique, est étranger aux sciences naturelles. La théorie de l'évolution et d'autres parties de la biologie tentent de comprendre John Smith et sa place dans la nature, mais pas en le décrivant comme une « personne » ou un « être humain » comme l'entendent la langue ou la pensée ordinaires. Ces notions présentent de l'intérêt pour la sémantique du langage naturel et l'ethnoscience mais non pour les branches de la biologie humaine qui cherchent à comprendre la nature de John Smith et de ses congénères, ou bien ce qui les distingue des singes et des plantes (pour une conception opposée relative à ces exemples, voir Putnam, 1992).

Les sciences particulières ont aussi leur cheminement propre. Pour emprunter à Jerry Fodor l'exemple d'une rivière sinueuse qui érode ses berges, les sciences de la terre ne se soucient pas de savoir dans quelles circonstances les gens y voient la même rivière si son courant s'inverse ou prend un autre cours, ou encore à quel moment ils considèrent quelque chose qui émerge de l'océan comme une île ou une montagne dont la base est entourée d'eau. Il devrait en être de même pour des notions comme langage et croyance ainsi que pour les termes de champs sémantiques apparentés dans des langues et des environnements culturels divers.

Les sciences naturelles particulières sont couramment considérées comme des artefacts et des expédients commodes dont on ne s'attend pas à ce qu'ils découpent finement la nature à ses articulations ; à cet égard, le commentaire de François Jacob est typique. Sa remarque ne prête pas à controverse pour les « sciences dures » mais a été fortement contestée dans le cas du langage. La question de savoir quel est vraiment l'objet de la linguistique et quelles données empiriques s'y rapportent a suscité de vifs débats. On distingue entre données linguistiques, qui sont bonnes pour la linguistique, et données psychologiques et autres qui ne le sont pas. De telles discussions, qui se rencontrent dans toutes les disciplines qui traitent de ces problèmes, sont étrangères à la recherche naturaliste. Une observation empirique ne se présente pas avec la notice « Je suis pour X » écrite sur sa manche, que X soit la chimie, la linguistique ou quoi que ce soit. De même que l'on ne se demande pas si l'étude d'une molécule complexe relève de la chimie ou de la biologie, on ne devrait pas se demander si l'étude des expressions linguistiques et de leurs propriétés fait partie de la linguistique, de la psychologie ou des sciences du cerveau.

Nous ne pouvons pas non plus savoir à l'avance quelles sortes de données pourraient se rapporter à ces questions. Ainsi, des recherches actuelles permettent de penser que l'étude de l'activité électrique du cerveau peut fournir de telles données, ce qu'estime impossible une bonne partie de la littérature spécialisée qui fait par ailleurs d'autres assertions pour le moins bizarres : par exemple que des études sur les déplacements perceptifs de clics pourraient apporter des indications sur les frontières syntagmatiques, tandis que des observations sur l'anaphore en japonais, qui en fournissent de beaucoup plus solides sur des bases naturalistes, ne corroboreraient aucune thèse factuelle en raison d'une indétermination fatale (par exemple Quine, 1987) ; ou l'assertion selon laquelle nous devrions nous en tenir, voire nous intéresser, à une conception « surannée » en linguistique, mais non, probablement, en chimie (Devitt et Sterelny, 1989) ; ou encore que les études sur le traitement des données, l'acquisition, la pathologie, les lésions, la variabilité génétique, etc. ne peuvent par principe servir de données concernant l'existence et le statut des éléments de la représentation linguistique (Soames, 1989), contrairement à ce que des linguistes professionnels croient depuis longtemps : Edward Sapir et Roman Jakobson par exemple, dans des travaux classiques, ou des études récentes sur les effets d'amorce dans le traitement des données et leurs répercussions sur les éléments inarticulés. Toutes ces démarches reflètent une certaine forme de dualisme en ce qu'elles soutiennent que nous ne devrions pas traiter le domaine du mental, ou du moins la linguistique, comme nous le faisons pour d'autres aspects du monde.

Le dualisme méthodologique a été parfois revendiqué explicitement, du moins le semble-t-il. Prenons la thèse de Michael Dummett selon laquelle les comptes rendus scientifiques sont toujours en deçà de l'explication philosophique pour des raisons conceptuelles. Pour reprendre l'exemple qu'il donne, supposons qu'une approche naturaliste du langage réussisse au-delà de nos rêves les plus fous. Supposons qu'elle rende compte avec précision de ce qui se passe lorsque les ondes sonores touchent l'oreille et sont traitées, qu'elle soit complètement incorporée à une théorie scientifique de l'action et résolve le problème de l'unification en intégrant les théories cellulaires et des processus computationnels. Nous aurions alors une théorie accomplie de ce que Jones sait lorsqu'il a acquis une langue : ce qu'il sait de la rime, de l'implication, de l'usage approprié aux situations, etc. Mais, accomplies ou non, écrit Dummett, ces découvertes ne « seraient d'aucun apport pour la philosophie », laquelle exige une réponse à une question différente portant non sur la manière dont la connaissance est emmagasinée et utilisée, mais sur « la manière dont elle est communiquée ». La description naturaliste serait une « hypothèse psychologique » mais non une    « explication philosophique », car elle ne nous dit pas « sous quelle forme [le corps de connaissance] est communiqué » (Dummett, 1991 ; 1993, p. xi). Le compte rendu scientifique répond à toutes les questions relatives à la forme sous laquelle la connaissance est communiquée, mais la philosophie exige un type d'explication inconnu de la recherche naturaliste.

Comprise de la sorte, la philosophie semble exclure une grande partie de ce qui constituait l'essentiel de la philosophie traditionnelle, telle que la concevait Hume, par exemple, pour qui elle était « la science de la nature humaine », à la recherche des « ressorts et principes secrets par lesquels l'esprit humain est mû dans ses opérations » (1748), y compris les « parties de [notre] connaissance » en lesquelles agit « la main de la nature » (1748), entreprise qu'il comparait à celle de Newton. Si Hume avait atteint ces objectifs, il aurait formulé des « hypothèses psychologiques », au sens de Dummett, mais qui n'auraient été d'aucun apport pour la philosophie. L'« explication philosophique » exige quelque chose de plus qu'une découverte des « ressorts et principes » de l'esprit et de son fonctionnement.

Si je comprends bien Dummett, l'explication philosophique implique crucialement l'accès à la conscience. Imaginons un Martien M exactement semblable à nous, sauf qu'il peut être conscient de la manière dont son esprit est « actualisé dans ses opérations ». Lorsque nous demandons à M s'il suit les règles de la phonologie en faisant des rimes ou s'il obéit à la Condition (B) de la théorie du liage en déterminant des relations de dépendance référentielle, M réfléchit et dit (véridiquement) : « Oui, c'est exactement ce que je fais » – par hypothèse, exactement ce que vous et moi faisons. Dans le cas de M, nous aurions une « explication philosophique » ; nous comprendrions la forme sous laquelle la connaissance est communiquée et nous pourrions à juste titre attribuer la connaissance à M. Mais nous n'aurions pas traversé le pont conduisant à l'« explication philosophique » et à l'attribution de la connaissance à un humain qui procède exactement comme M mais sans en avoir conscience. De la manière dont Quine, John Searle et d'autres présentent la chose, nous aurions le droit de dire que M obéit à des règles et est guidé par elles tandis que les humains ne pourraient pas être décrits en ces termes. Pour éviter d'aller ainsi à l'encontre de l'intuition, Searle ajoute une notion d'« accès en principe » à la conscience qui demeure totalement obscure (voir chapitre 4 du présent ouvrage).

Ces propositions portent-elles sur le fond des choses ou sont-elles purement terminologiques ? J'opterais pour le second terme de l'alternative, car je ne vois pas quelles questions de fond elles soulèvent. Quelle que soit leur valeur, on pourrait ajouter qu'elles s'écartent radicalement de l'usage ordinaire. Dans l'usage courant, nous disons que ma petite-fille suit les règles du passé des verbes réguliers et de certains verbes irréguliers lorsqu'elle dit I rided [pour rode] my bike and brang [pour brought] it home (Je suis montée sur mon vélo et je l'ai apporté à la maison), bien que ces règles ne soient pas accessibles à la conscience des enfants ou des adultes, pas plus que ne le sont celles que Quine, Searle et d'autres disqualifient. Le concept « wittgensteinien » d'obéissance à la règle, élaboré par Saul Kripke en termes de normes communautaires, constitue virtuellement le complémentaire de l'usage ordinaire, lequel attribue normalement au sujet un comportement guidé par des règles dans des cas de déviance par rapport à ces normes, comme dans l'exemple de ma petite-fille. En revanche, seul un linguiste pourrait dire qu'elle obéit aux règles de la théorie du liage en se conformant à l'usage de la communauté (en fait, très probablement de la communauté humaine).

Dans l'étude d'autres aspects du monde, on se satisfait des arguments de la « meilleure théorie » et l'on ne privilégie aucune catégorie de données susceptibles de fournir des critères d'élaborations théoriques. Dans l'étude du langage et de l'esprit, la théorie naturaliste ne suffit pas : nous devrions chercher des « explications philosophiques », délimiter la recherche en fonction d'un critère imposé, exiger que les postulats théoriques se fondent sur des catégories de données choisies par le philosophe et nous reposer sur des notions comme celle d'« accès en principe » qui n'ont pas leur place dans la recherche naturaliste. Quoi que signifie cet « accès en principe », il s'agit là d'une exigence qui excède le naturalisme, d'une forme de dualisme qu'il reste à expliquer et justifier.

Les exigences philosophiques sont parfois motivées par les problèmes de l'erreur et de l'assurance. Barry Smith, qui défend une position semblable à beaucoup d'égards à celle exposée ici, arrive pourtant à la conclusion qu'elle reste quand même en deçà d'« une explication philosophique satisfaisante », pour des raisons de cette sorte ; elle ne réussit pas « à nous dire ce qui a valeur d'usage [...] correct des mots, c'est-à-dire selon certains modèles d'usage normatifs », ni à expliquer notre connaissance assurée de la syntaxe et de la signification dans notre propre langue. Ainsi, « le travail philosophique [...] est essentiel à la complétude du projet d'ensemble », un travail qui va au-delà de la « psychologie scientifique » – y compris la linguistique internaliste (B. Smith, 1992, p. 134-135).

Ces conclusions ne me semblent pas justifiées. Prenons un exemple typique. Supposons que Peter, un anglophone normal, dise John expects to like him (John s'attend à l'aimer). J'en conclus qu'il veut faire référence à deux personnes différentes : à John et à quelqu'un d'autre désigné par le pronom him. Si Peter inclut la même expression dans le contexte Guess who... (Devine qui...), de sorte qu'il dise Guess who John expects to like him (Devine qui John s'attend à ce qu'il l'aime), j'ignore s'il veut ou non faire référence uniquement à John. Dans John expects to like him, la référence de him n'est pas dépendante de celle de John ; dans Guess who John expects to like him, la question est ouverte. Il existe une théorie internaliste qui fournit une bonne explication de ce genre de faits. Appelons-la T.

Supposons que T soit vraie dans le cas du Martien M et dans le nôtre. M peut nous dire qu'il tire ces conclusions sur la base de T, qu'il peut reconnaître et même expliciter ; moi, j'en suis incapable, bien que je fonctionne exactement comme M. Étant donné l'accès conscient de M aux règles auxquelles il obéit, certains ont l'impression que cela explique qu'il « ait une connaissance assurée » des faits décrits de manière informelle ; mais, dans le cas de Peter, la description internaliste naturaliste « rend énigmatique » ou « totalement mystérieuse » cette assurance. Comment Peter, à qui fait défaut l'accès conscient de M, « peut-il comprendre [...] des expressions particulières », par exemple celles dont il est question, dont il est « assuré sans effort » ?, demande Crispin Wright (Wright, 1989, p. 236). Le projet de Wright serait un ajout nécessaire pour comprendre la performance de Peter.

Supposons que nous présentions les choses différemment. Le type d'explication qui peut être proposé actuellement, y compris T, ne rend pas l'assurance « mystérieuse », bien qu'il laisse un mystère tant au sujet de M que de Peter. Nous avons pour l'un et l'autre un compte rendu qui satisfait aux exigences scientifiques (toute question de précision et d'exactitude mise à part), mais nous sommes privés de toute appréhension de la nature de la conscience, question intéressante en soi mais étrangère à celle de l'obéissance à la règle ou de la connaissance assurée.

Peter obéit aux règles de T parce qu'il est ainsi construit, de même qu'il voit le soleil se coucher et les vagues déferler contre les rochers ; son assurance s'arrête là. Quant à ce que nous appelons « erreur », il en existe plusieurs espèces possibles. Peter peut s'écarter d'une norme extérieure quelconque – employer, par exemple, « désintéressé » pour signifier « non-intéressé » ou utiliser son dialecte natal lors d'une conférence officielle. Il peut choisir de violer les règles, en employant peut-être le mot « chaise » pour signifier table de manière codée, tout en sachant que ce mot signifie chaise dans sa propre langue. Ce faisant, il fait usage de facultés de l'esprit qui excèdent la faculté de langage. Il peut mal interpréter une expression en ceci que son système de performance livre une interprétation différente de celle imposée par son langage interne ; il existe des catégories bien connues de cas semblables et elles ont fait l'objet d'études fructueuses. Lorsqu'on passe en revue d'autres cas d'espèce, il semble que la psychologie internaliste n'ait pas de limites significatives.

D'autres auteurs utilisent une terminologie différente pour désigner apparemment les mêmes choses. Ainsi, Thomas Nagel affirme qu'une théorie naturaliste intégrale de la langue, de son usage et de son acquisition ne décrirait pas un « mécanisme psychologique » mais « simplement un mécanisme physique – car elle ne peut être à l'origine de la pensée subjective consciente, qui n'a d'autre contenu que ces règles elles-mêmes » (1993, p. 109). La distinction décisive, encore une fois, réside dans l'accès à la conscience « en principe ». Seule la terminologie semble distinguer l'argument de celui de Dummett, « psychologique » remplaçant « philosophique ». Ici, le problème que pose la compréhension de l'« accès en principe » et du « contenu de pensée » est aggravé par l'obscurité de la notion de « mécanisme physique », lequel avait une certaine signification dans la physique prénewtonnienne mais n'en a plus depuis lors.

À moins qu'on ne nous propose une nouvelle définition de « corps », de « matériel » ou de    « physique », nous n'avons aucune conception du naturalisme hormis le naturalisme méthodologique. Un usage plus conventionnel fait référence à une doctrine différente, le « naturalisme métaphysique », que Burge décrit comme « l'une des rares orthodoxies de la philosophie américaine » de ces dernières années (1992, p. 32) ; d'autres variantes de la même conception fondamentale parlent de matérialisme, de physicalisme, d'éliminativisme, de « naturalisation de la philosophie », etc. Ces doctrines ne sont intelligibles que dans la mesure où l'on précise d'une manière ou d'une autre en quoi consiste le domaine du physique.

L'un des représentants majeurs de ces doctrines, Daniel Dennett, formule la chose de la manière suivante : la « naturalisation de la philosophie », qu'il décrit comme « l'une des tendances les plus heureuses de la philosophie depuis les années 1960 », soutient que « les descriptions philosophiques de l'esprit, de la connaissance et du langage doivent être finalement en continuité ou en harmonie avec les sciences naturelles ». Dans une analyse du naturalisme contemporain, T. R. Baldwin mentionne cette déclaration pour illustrer la thèse du « naturalisme métaphysique » (1993, citant l'introduction de Dennett à un livre sur le sujet par Ruth Millikan). À l'instar d'autres formulations, cette thèse soulève des problèmes. En quoi les « descriptions philosophiques », en particulier celles de cette philosophie « naturalisée », diffèrent-elles des autres ? Et que sont les sciences naturelles ? Assurément pas ce que l'on en comprend aujourd'hui, qui n'est peut-être pas en « continuité et en harmonie » avec la physique de demain. Un idéal à la Pierce ? Si oui, ce n'est guère prometteur. Sont-elles ce que l'esprit humain peut atteindre à la limite ? Cela, qui constituerait du moins un objet de recherche, ne fait qu'aggraver les choses dans le contexte actuel. Si l'on comprend le    « naturalisme métaphysique » comme un espoir d'unification de l'étude du mental au sein d'autres parties de la science, on ne peut qu'être d'accord, mais cette thèse présente peu d'intérêt et n'est pas    « une tendance heureuse de la philosophie ».

Prenons la version de la même doctrine formulée par Quine (en qui Burge voit la source de l'orthodoxie contemporaine). Dans l'élaboration la plus récente qu'il propose de la « thèse naturaliste », « le monde est ce qu'en dit la science naturelle dans la mesure où celle-ci a raison ». Qu'est-ce que la « science naturelle » ? La réponse de Quine se limite à ceci : « Les théories des quarks et choses semblables. » Qu'est-ce qui apparaît suffisamment semblable ? Il donne des éléments de réponse, mais qui semblent complètement arbitraires, du moins selon les critères naturalistes ordinaires (Quine, 1992 ; pour une plus ample analyse, voir chapitre 4 du présent ouvrage).

Supposons que nous identifiions le problème de l'esprit et du corps (ou peut-être ce qui en constitue le cœur) comme celui consistant à expliquer la nature des relations de la conscience aux structures neuroniques. Dans ce cas, le problème ressemble beaucoup à d'autres qui ont surgi tout au long de l'histoire des sciences, parfois sans être élucidés : celui que posait l'explication du mouvement terrestre et planétaire dans les termes de la « philosophie mécanique » et de sa mécanique des contacts, dont Newton démontra qu'il était insoluble et qu'il surmonta en introduisant des forces présentées comme « immatérielles » ; celui que posa la réduction de l'électricité et du magnétisme à la mécanique, insoluble et surmonté par l'hypothèse encore plus étrange selon laquelle les champs sont des choses physiques réelles ; celui de la réduction de la chimie au monde des particules dures en mouvement, de l'énergie et des ondes électromagnétiques, qu'on ne surmonta que par l'introduction d'hypothèses encore plus bizarres sur la nature du monde physique. Dans chacun de ces cas, l'unification fut effectuée et le problème résolu, non par réduction mais par des formes d'ajustement tout à fait différentes. Même la réduction de la biologie à la biochimie a quelque chose d'une illusion puisqu'elle n'a été réalisée que quelques années après l'unification de la chimie et d'une physique radicalement nouvelle.

Ces exemples diffèrent du problème des rapports de la conscience et du cerveau sur un point important : ils montrent qu'il était possible d'élaborer des théories intelligibles de phénomènes irréductibles qui étaient loin d'être superficiels, alors qu'il semble, dans le cas de la conscience, que nous n'allions guère au-delà de la description et de l'illustration des phénomènes (ce que réfuteraient peut-être des freudiens, des jungiens et d'autres). On le voit encore plus nettement dans le cas du langage. L'usage normal de la langue implique une « créativité » qui, pour les cartésiens, était la meilleure preuve de l'existence d'autres esprits. Ni les propriétés computationnelles de la faculté de langage ni les aspects créateurs de son usage ne peuvent être rattachés de manière intéressante à ce que l'on sait des cellules ; les deux questions diffèrent en outre en ceci qu'il existe des théories explicatives intelligibles des propriétés computationnelles, alors qu'il n'existe qu'une description et une illustration des aspects créateurs de l'usage de la langue. Le problème essentiel ne réside donc pas dans une irréductibilité réelle ou apparente, phénomène fréquent dans l'histoire des sciences, mais dans le fait que nous ne pouvons que rester béats d'étonnement devant des aspects de l'esprit tels que la conscience et l'expression de la pensée, cohérente et appropriée, mais non causée, ce dans quoi Colin McGinn voit un trait caractéristique des problèmes centraux de la philosophie (McGinn, 1993).

Par ailleurs, outre le fait qu'une réduction littérale a rarement été la norme de l'unification scientifique, il n'est même pas certain qu'elle ait du sens en tant que projet. Silvan Schweber écrit que des travaux menés récemment en physique de la matière condensée, qui sont à l'origine de phénomènes comme la superconductivité, qualifiés par lui d'« authentiques nouveautés dans l'univers » (Schweber, 1993, p. 35), ont aussi levé le scepticisme antérieur sur la possibilité de la réduction à « une assertion presque rigoureusement prouvée », ce qui conduit à concevoir « les lois émergentes » d'une manière nouvelle (p. 36). Quelle que soit la validité de cette conclusion, il est du moins manifeste que les doctrines philosophiques n'ont rien à dire à ce sujet, et encore moins dans le domaine de l'esprit et du cerveau, où l'on en sait infiniment moins.

Une approche naturaliste suit simplement une orientation post-newtonnienne en reconnaissant que nous ne pouvons tout au mieux que rechercher la meilleure manière de rendre compte théoriquement des phénomènes de l'expérience et de l'expérimentation, où que mène cette quête.

Comme dans d'autres branches de la science, nous sommes ici obligés d'abandonner les concepts de l'entendement du sens commun. Prenons un exemple concret, le cas d'une femme nommée « Laura  », étudié par Jeni Yamada. Les capacités linguistiques de Laura sont apparemment intactes, mais sa compétence cognitive et pragmatique est limitée. Elle a un vocabulaire important, qu'elle utilise de manière appropriée, bien qu'avec une compréhension apparemment très faible. Yamada établit une analogie avec les jeunes enfants qui utilisent les mots de couleurs aux bons endroits pour « habiller le discours », mais sans en saisir les propriétés référentielles. Laura sait à quels moments décrire les autres et elle-même comme tristes ou heureux tout en étant apparemment incapable de se sentir triste ou heureuse ; c'est une espèce de béhavioriste. Connaît-elle, comprend-elle ou parle-t-elle l'anglais ? La question n'a pas de sens. Les hypothèses qui valent habituellement pour les gens sont inopérantes dans son cas ; les présupposés de l'usage ordinaire ne sont pas satisfaits. Les théories naturalistes du langage et de l'esprit peuvent fournir des concepts qui s'appliquent à Laura, mais ceux-ci ne sont pas ceux du langage ordinaire. Ces concepts, par ailleurs, font partie d'une théorie internaliste du langage et de l'esprit, le seul type de théorie dont nous disposions. Nous ne pouvons pas nous interroger, par exemple, sur le « contenu large » du discours de Laura à moins de conférer à cette notion technique une extension qui recouvre son cas (Yamada, 1990).

Prenons un autre exemple : ma petite-fille de quatre ans. Parle-t-elle anglais ? Dans le discours ordinaire, nous disons qu'elle en a une connaissance partielle, qu'elle complétera si tout se passe comme prévu, bien que ce qu'elle parle maintenant ne soit pas du tout une langue. Mais si tous les adultes mouraient et que les enfants de son âge survivaient miraculeusement, ils parleraient des langues humaines parfaitement normales, inexistantes aujourd'hui. Cet aspect téléologique de la notion de langage selon le sens commun n'est que l'un des traits curieux et complexes qui font qu'une telle notion ne se prête pas aux tentatives de compréhension de la langue et de son usage, tout comme la biologie ne s'intéresse pas au continuum psychique de la personne, ou les sciences de la terre à ce que les gens désignent comme « la même » rivière, ou comme une montagne ou une île. Dans le cas du « physique », ce sont là des truismes ; c'en sont également dans celui du « mental », si l'on passe outre les hypothèses dualistes.

La même chose vaut pour l'attribution de la croyance. C'est un projet raisonnable de la science naturelle que de tenter de déterminer si les gens (les jeunes enfants en particulier) interprètent ce qui se passe dans le monde selon des notions telles que croyance et désir, météores qui tombent du ciel sur la Terre, fleurs qui se tournent vers le soleil, etc., et dans quelles conditions ils utilisent un tel discours intentionnel et objectal dans diverses langues (peut-être de manière différente, comme on l'a indiqué). De manière indépendante, on peut se demander si la théorie portant sur les gens, les météores ou les fleurs, devrait mettre en jeu de telles notions. La réponse actuelle est carrément négative dans le cas des fleurs et des météores, et inconnue dans le cas des gens, parce que l'on ne sait presque rien à ce sujet. Examinons un troisième type de problème, dissocié des deux précédents : celui consistant à déterminer les circonstances dans lesquelles nous devrions attribuer une croyance ou dire que des objets s'élèvent, se tournent ou se dirigent vers quelque chose : quand sommes-nous justifiés de le faire ? Pour citer une formulation récente de la question, nous nous interrogeons sur « les conditions philosophiquement nécessaires pour être un croyant véritable » ; sur ce point, on invoque généralement l'accès à la conscience, et l'on considère communément que l'indétermination au sens où l'entend Quine intervient pour la croyance, mais pas pour les autres cas, pour lesquels on ne formule aucune « exigence philosophique » (Clark et Karmiloff-Smith, 1993). Personne ne cherche à élucider les conditions philosophiquement nécessaires pour qu'une comète se dirige véridiquement vers la Terre et qu'elle la rate, si nous avons de la chance, ce qui est une autre attribution intentionnelle.

De même, on nous invite à examiner les critères permettant de déterminer où passe la ligne de démarcation entre des comètes se dirigeant vers la Terre et Jones marchant vers son bureau ; de quel côté de cette démarcation devrions-nous placer les bernacles qui s'attachent aux coquillages et les insectes attirés par la lumière ? De telles questions sont étrangères à l'ethnoscience, à l'étude lexicale ou à la recherche naturaliste dans d'autres parties de la science. Il semble une fois de plus que l'on soit là en quête d'« explications philosophiques », quelles qu'elles puissent être.

Des questions semblables surgissent dans les débats autour de la manifestation de l'« intelligence » et de l'« usage de la langue ». Dans le cas de la vision, de la locomotion et autres systèmes, on rechercherait des homologies ou des relations évolutionnistes. Mais on n'aborde pas les propriétés mentales de cette manière. Quelque chose d'autre est en jeu dans les débats autour de la question de savoir si les machines pensent, peuvent traduire le chinois ou jouer aux échecs. On se demande si un Martien imaginaire ou un logiciel informatique pourraient comprendre le chinois, mais non si un extraterrestre ou un appareil photo pourraient voir, comme les humains. On a beaucoup écrit sur la question de savoir si l'on pouvait dire d'une personne appliquant mécaniquement un algorithme avec des inputs et des outputs codés qu'elle traduisait à proprement parler de l'anglais en chinois, mais pas du tout sur les questions analogues que pose la simulation des computations et des algorithmes qui transposent la stimulation rétinienne en une image visuelle ou un mouvement de saisie d'un objet. On considère qu'une tâche essentielle de la théorie de la signification consiste à élaborer des notions qui s'appliqueraient à toute créature quelle que soit sa constitution, réelle ou imaginaire, mais l'on n'attend pas de la théorie de la vision ou de la locomotion qu'elle fasse de même. Curieusement, on ne considère pas non plus que ce soit là une tâche de la théorie phonologique, où ces questions ont autant de signification en l'occurrence, c'est-à-dire aucune, à mon avis. De même, personne ne se demande ce que l'on considérerait comme un système circulatoire ou une molécule dans un monde formé d'objets différents ou régi par d'autres lois de la nature.

Ces discussions sont non seulement essentiellement dualistes mais aussi, semble-t-il, sans finalité ou objet bien défini, à l'instar des débats sur la question de savoir si les navettes spatiales volent ou si les sous-marins prennent la mer mais ne nagent pas ; dans ces cas, on a affaire à des questions de décisions et non de faits, mais que l'on estime substantielles quand il s'agit de l'esprit, sur la base d'hypothèses qu'il reste encore à expliquer et qui, soit dit en passant, ne tiennent pas compte de l'avertissement explicite d'Alan Turing dans l'article désormais classique qui a suscité de vifs débats ces dernières années.

C'est lorsqu'on en vient au langage que surgit la question du choix entre internalisme et externalisme ; mais, là encore, uniquement pour la théorie de la signification et non pour la phonologie, où elle pourrait pourtant se poser de la même manière. Ainsi exige-t-on de nous que nous nous demandions si les significations sont « dans la tête » ou déterminées extrinsèquement. Aujourd'hui, la réponse convenue à cette question est qu'elles sont déterminées de l'extérieur par deux types de facteurs : les propriétés du monde réel et les normes communautaires.

Mais sur quelle notion de la signification porte ici l'investigation ? On donne parfois comme but à cette dernière la reconstruction rationnelle de la pratique réelle de la traduction, mais les propositions faites en ce sens ne sont pas sérieusement évaluées en ces termes et la nature du projet demeure obscure. Un autre objectif déclaré est de déterminer la signification d'un mot (mais non apparemment le son de ce mot) au sein d'une « langue publique partagée », notion qu'il reste à définir de manière cohérente3. Manifestement, l'objectif ici ne consiste pas à découvrir les traits sémantiques du mot « signification » en anglais ou d'expressions semblables, s'il en existe, dans d'autres langues. La recherche en la matière relèverait-elle de l'ethnoscience, c'est-à-dire d'une investigation de nos ressources conceptuelles ? Les recherches engagées ne semblent guère répondre à cet objectif. Les questions posées n'ont rien à voir non plus avec la recherche naturaliste sur la nature du langage et son utilisation, qui se développera à sa façon. Y a-t-il une autre possibilité ? On ne voit pas très bien laquelle.

En fait, on observe ici de curieuses démarches. Considérons l'expérience de pensée de la Terre -Jumelle conçue par Hilary Putnam, qui a fourni une bonne partie des motivations des hypothèses externalistes. Dans une version, il nous est demandé d'examiner nos intuitions sur l'extension ou la référence du mot « eau » sur la Terre-Jumelle, où des locuteurs identiques à nous l'utilisent pour référer à XYZ, qui n'est pas H2O. Mais nous ne pouvons pas avoir d'intuitions sur cette question parce que les termes extension, référence, vrai de, dénoter et autres qui s'y rapportent sont des innovations techniques qui signifient exactement ce que leurs inventeurs nous disent qu'elles signifient : cela a aussi peu de sens que d'examiner nos intuitions sur les tenseurs ou l'indécidabilité au sens technique de ces termes.

Supposons que nous faisions cette expérience de la Terre-Jumelle en utilisant le langage ordinaire. Supposons par exemple qu'Oscar-Jumeau vienne sur Terre, qu'il ait soif et demande ça, en montrant du doigt un verre de limonade ou ce qui sort du robinet, une mixture bizarre de H2O, de chlore et de je ne sais quoi encore, à quoi je préfère ne pas penser, laquelle mixture diffère de manière significative d'un endroit à l'autre (mais est appelée « eau »). Se trompe-t-il dans les deux cas ? Dans un seul ? Lequel ? Supposons qu'il fasse référence à ce qui sort du robinet et qui est passé à travers un filtre de thé dans le réservoir (et qui, par conséquent, est de l'eau pour Oscar) et à la substance identique chimiquement dans laquelle on a plongé un sachet de thé (de sorte que ce n'est pas de l'eau pour Oscar mais du thé). Dans quel cas Oscar-Jumeau se trompe-t-il (s'il se trompe) ? Si l'on en vient au « contenu de croyance », si Oscar-Jumeau continue de demander pour apaiser sa soif ce qui sort du robinet en l'appelant « eau », a-t-il changé de croyance au sujet de l'eau – de manière irrationnelle, puisque rien ne lui indique qu'un tel changement a eu lieu ? Ou se comporte-t-il de façon rationnelle, conservant ses croyances initiales au sujet de l'eau, qui font que, de toute façon, le liquide terrestre peut être de l'eau (en anglais-jumeau) ? Dans ce dernier cas, les croyances au sujet de l'eau sont communes à la Terre et à la Terre-Jumelle, de même que, sur chacune des deux planètes, elles peuvent être différentes au sujet de la même substance, considérée comme étant de l'eau ou du thé selon les circonstances, même lorsqu'on sait pertinemment que les objets des croyances différentes ont exactement la même composition. J'ai mes propres intuitions, qui relèveraient de l'étude du lexique et de l'ethnoscience, mais ébranleraient les conclusions visées par l'expérience de pensée.

Il y a quantité d'autres problèmes. Celui de la Terre-Jumelle se pose si l'on retire les présuppositions discursives sur lesquelles repose l'usage normal. C'est un peu comme demander si Laura comprend l'anglais. Par ailleurs, si l'argument s'applique à « eau », pourquoi pas à « terre », « air » et « feu », qui ont un statut comparable dans une certaine tradition ancienne ? Que signifie « même substance » dans ces cas ? Ou encore, examinons la « voûte céleste ». J'emploie ce terme avec un caractère indexical pour référer à ce que je vois par une nuit sans nuages : quelque chose de différent à Boston et en Tasmanie. Ayant retiré les présuppositions ordinaires, comme sur la Terre-Jumelle, je pourrais décider (dans certaines circonstances) d'employer « eau » de la même manière. Les possibilités de choix sont tellement étendues qu'il n'est pas étonnant que « la plupart des oreilles non-contaminées préalablement par la théorie philosophique » ne permettent pas à leur propriétaire de porter des jugements clairs dans les cas habituels, ainsi que l'a fait remarquer Stephen Stich. Cela ne constituerait pas une objection décisive dans un contexte théorique plus riche, mais c'est une mise en garde qu'il faudrait prendre en compte lorsqu'on a peu de chose à proposer au-delà des prétendus exemples ci-dessus. (Stich, 1983 ; pour un commentaire, voir chapitre 2 du présent ouvrage.)

La réponse apportée par Putnam à de tels problèmes ne me paraît pas convaincante. Il est d'accord sur le fait que les mots ne réfèrent pas, de sorte que les intuitions sur la référence doivent être reformulées. Il adopte la position de Pierce selon laquelle la « référence [au sens de « vrai de »] est une relation triadique (la personne X réfère à l'objet Y par le signe S) » où les Y sont de « vrais objets du monde » (Putnam, 1992, p. 382). En outre, « il est fondamental pour notre existence qu'il y ait une relation entre nos mots et les choses du monde ; la pensée sans une relation aux choses du monde est vide » (1992, p. 3834). Ainsi un mot réfère (est vrai de) à un objet réel du monde lorsque les gens l'utilisent pour référer. Puisque les gens utilisent le mot « chinois » pour référer à la langue parlée à Pékin et à Hong-Kong, il s'agit d'« un objet réel du monde », et de même, semble-t-il, pour  « l'esprit », « l'homme moyen », « Monsieur Tout-le-Monde », « libre-échange », « voûte céleste », etc. ainsi que pour les adjectifs, les verbes et autres expressions relationnelles.

Mis à part ces conclusions hyperwhorfiennes, de nombreux problèmes surgissent. Premièrement, si l'on accepte cette formulation, les arguments externalistes s'effondrent, y compris, entre autres, ceux fondés sur l'expérience de la Terre-Jumelle et sur la « division linguistique du travail5 ». Lorsque Oscar-Jumeau, en visite sur la Terre, demande un verre d'eau en référant à ce qu'il y a dans le verre comme à de l'« eau », il faut en conclure, si nous suivons la révision de Putnam, que eau en anglais-jumeau est vrai de H2O, de sorte que les significations retournent « dans la tête ». Les autres arguments échouent pour des raisons similaires.

Deuxièmement, la révision est inutile puisque la thèse de Pierce met en jeu une notion technique inventée de référence, de sorte que nous revenons au point de départ, avec des intuitions que nous ne pouvons pas avoir. Dans l'usage ordinaire, la « référence» n'est pas une relation triadique de type piercien. Elle consiste plutôt en ceci que la personne X réfère à Y par l'expression E dans des circonstances C, de sorte que la relation est au moins tétradique ; et il n'est pas nécessaire que Y soit un objet réel du monde ou qu'il soit considéré comme tel par X. Plus généralement, la personne X emploie une expression E avec ses propriétés sémantiques internes pour parler du monde depuis certains points de vue complexes, se concentrant sur certains de ses aspects particuliers dans des conditions C avec la « localité de contenu » que celles-ci induisent (au sens de Bilgrami). En effet, les composantes de E peuvent n'avoir aucune relation sémantique intrinsèque avec ce à quoi Jones réfère, lorsqu'il dit par exemple que le spectacle à Jordan Hall était remarquable, en référant à Boston et à son quatuor à cordes préféré.

Putnam écrit qu'il pense que « Chomsky sait très bien qu'il existe une relation entre les locuteurs, les mots et les choses du monde ». C'est effectivement le cas parfois, si l'on fait abstraction des circonstances de l'usage, plus ou moins au sens où il existe une relation entre les gens, les mains et les pierres, en ce que je peux me servir de mes mains pour ramasser une pierre. Mais cela nous laisse encore loin de quelque chose susceptible d'étayer les conclusions auxquelles Putnam veut arriver.

À partir des concepts de référence et autres choses semblables de la langue naturelle et du sens commun, nous ne pouvons extraire aucune relation pertinente « entre nos mots et les choses du monde ». Lorsque nous commençons à remplir le tableau afin de nous approcher de l'usage et de la pensée réels, les conclusions externalistes ne se vérifient pas, si ce n'est que, dans le fatras des usages, certaines auront les propriétés désirées ; nous pouvons en effet, dans des circonstances particulières, comprendre eau dans le sens de « même liquide », où « liquide » et « même » sont des notions du genre de celles que la science cherche à élucider, et satisfaire à d'autres hypothèses externalistes. Penser au monde est sans doute « fondamental pour notre existence », mais cela ne nous aide pas beaucoup à mieux comprendre la question.

La recherche philosophique semble étrangement tournée à d'autres égards encore. Ainsi, le mot    « eau » est un ensemble de propriétés phonétiques, sémantiques et formelles auxquelles ont accès divers systèmes de performance servant à l'articulation, à la perception, à parler du monde, etc. Si nous nions que la signification du mot « eau » est « dans notre tête », pourquoi ne pas en dire autant de ses aspects phonétiques ? Pourquoi ne pas supposer que le contenu phonétique de « eau » est déterminé par certains mouvements moléculaires ou par des conventions sur la « bonne prononciation » ? On comprend que ces questions sont absurdes ou sans pertinence. Pourquoi n'en est-il pas ainsi dans le cas de la signification ?

La littérature propose certaines réponses à cette question. Ainsi, les conclusions de Putnam au sujet de « eau » et de H2O sont en partie motivées par le problème de l'intelligibilité du discours scientifique. Comme il le remarque, nous ne dirions pas que Bohr tenait des propos complètement insensés lorsqu'il utilisait le terme « électron » à l'époque antérieure à la théorie quantique ou que toutes ses affirmations étaient fausses. Pour éviter de telles conclusions absurdes, Putnam affirme que Bohr référait à des atomes et à des électrons réels dont les spécialistes peuvent peut-être finalement nous dire quelque chose (ou non). Si la référence est déterminée par la signification, alors les significations ne sont pas « dans la tête », ce que les expériences de la Terre-Jumelle sont censées démontrer.

Cet argument n'est pourtant pas convaincant, et cela pour des raisons qui vont au-delà de celles déjà évoquées. Jay Atlas a fait remarquer que les ingénieurs atomistes distinguent l'« eau légère » de l'« eau lourde », seule la première étant H2O. Les considérant comme des experts, aurions-nous toujours employé le mot « eau » de façon erronée pour désigner en fait l'« eau légère » ? (Pour une analyse approfondie, voir Atlas, 1989.) Avant Avogadro, les chimistes employaient les mots « atome » et « molécule » de manière interchangeable. Pour rendre intelligible ce qu'ils disaient, devons-nous partir du principe qu'ils référaient à ce que nous appelons maintenant des « atomes » et des   « molécules » (ou à ce que ceux-ci sont vraiment, ce que personne ne sait aujourd'hui) ? Une fois que l'on disposa du modèle atomique de Bohr, on proposa de considérer les acides et les bases comme des récepteurs ou des donateurs potentiels d'électrons, ce qui fit du bore et du chlorure d'aluminium des acides semblables à l'acide sulfurique, inaugurant ainsi « une ère entièrement nouvelle dans la chimie physique inorganique », comme le signale une histoire des sciences qui fait autorité (Brock, 1992, p. 482). Les scientifiques antérieurs référaient-ils vraiment au bore comme un acide ? Devons-nous le supposer pour rendre intelligible leur conception des choses ? Pour prendre un exemple plus simple, plus près de nous, devons-nous supposer que les phonologues structuralistes, il y a quarante ans, référaient à ce que la phonologie générative appelle des unités phonologiques, même s'ils le niaient mordicus – et à juste titre ? La phonologie structuraliste est sûrement intelligible ; si l'on ne suppose pas l'existence d'entités du type postulé par elle, une grande partie de cette théorie peut être réinterprétée aujourd'hui, et beaucoup de ses résultats transposés.

Dans tous les cas de ce genre, il faut qu'il y ait jusqu'à un certain point une structure commune. Dans aucun, il n'est possible par principe de déterminer jusqu'à quel point la structure doit être commune ou quelle « identité de croyance » est requise. Il est parfois utile de relever des ressemblances et de reformuler des idées, parfois non. La même chose est vraie du premier Bohr et du Bohr de la fin. Rien de plus défini n'est requis pour maintenir l'intégrité de l'entreprise scientifique ou une idée acceptable de son progrès vers la compréhension théorique.

Putnam objecte que la simple identité structurelle « est très différente du fait de dire que l'une ou l'autre théorie décrit, quoique de manière imparfaite, le comportement des phénomènes extramentaux insaisissables auxquels nous référons comme étant des électrons » – ou de l'eau légère, des atomes et des molécules, des acides et des bases, des phonèmes, etc. C'est vrai, mais là n'est pas la question. Dans tous les cas, et cela vaut pour les théories actuelles, nous devons ajouter quoi que ce soit qui distingue les théories sur le monde et la sciencefiction. Nous considérons que de telles théories décrivent des phénomènes extramentaux, aussi imparfaitement que ce soit, qu'il s'agisse d'Apollon et du soleil, des quatre humeurs de Galien et des atomes de Démocrite, des tubes conduisant les esprits animaux de Descartes, et ainsi de suite jusqu'aux tentatives de description actuelles. En aucun cas, toutefois, il n'existe de raison convaincante d'adopter une théorie de la référence réelle du genre de celle qui s'appuie sur des arguments externalistes de cette nature.

Ces considérations mises à part, les analyses de la référence dans les sciences n'ont pas d'effet particulier sur le langage humain et l'entendement du sens commun, à moins d'ajouter l'hypothèse supplémentaire que des mots tels « électron », « base », « eigenvecteur », « phonème », etc. appartiennent aux langues naturelles, de même vraisemblablement que les expressions dans lesquelles ils se manifestent, et peut-être aussi les formules, les diagrammes, etc. Putnam est parti du principe que le lexique, en ce sens, est homogène. Ainsi, défendant un holisme de la signification, il affirme que la théorie de la signification doit se confronter au « cas le plus difficile » ; il donne l'exemple de « moment », au sens physique, naguère défini d'une manière jugée erronée aujourd'hui. De quelque manière que l'on interprète la chose, elle ne concerne en rien la recherche sur le langage, à moins de supposer que « moment », selon le sens attribué par la physique, est intégré au lexique par les mêmes mécanismes de la faculté de langage que ceux qui permettent à un enfant de comprendre des mots comme « maison » et « se lever », et qu'il possède les propriétés des entrées lexicales déterminées par la faculté de langage, ce qui semble douteux, c'est le moins que l'on puisse dire.

Putnam a raison d'affirmer que selon moi, « il existe une relation telle que la référence », au sens technique, ou du moins qu'il pourrait en exister une, mais il ne voit pas où je veux en venir : il est raisonnable de supposer que la recherche naturaliste vise à élaborer des systèmes symboliques dans lesquels certaines expressions sont conçues pour désigner des choses du monde6. Toutefois, il n'y a aucune raison de croire qu'une telle entreprise nous renseigne sur le langage ordinaire et l'entendement du sens commun. Que Putnam adopte une telle position me paraît surprenant étant donné sa critique éloquente du « scientisme ».

La signification mise à part, les contenus de pensée sont-ils déterminés extrinsèquement ? On ne peut poser de telles questions de façon sensée sur le contenu, large ou étroit ; il s'agit encore une fois de notions techniques. Mais nous pouvons nous demander si nous attribuons des pensées aux gens pour des raisons qui ne tiennent pas à leur état interne. Que nous le fassions est évident et il n'est pas nécessaire d'aller chercher des exemples exotiques. Si Jones me dit qu'il pleure ceux qui sont morts à Verdun dans les tranchées il y a cinquante ans, je peux dire à juste titre qu'il parle de (pense à) la Première Guerre mondiale et non à la Seconde ; ou, au contraire, qu'il se trompe sur la Seconde Guerre mondiale, qui est ce dont il parle (à quoi il pense) en réalité. Dans le premier cas, je lui attribue un état qui n'est pas interne ; l'attribution est fondée sur mes croyances, non sur les siennes. La question de savoir si la psychologie traite de l'état de Jones tel que précisé en ce sens ne se pose pas vraiment. Il s'agit à nouveau d'une question de décision ; celle-ci, en l'occurrence, porte sur le terme technique inventé de « psychologie ». De même, si le personnage d'Anna Karénine est inspiré d'une personne réelle, il est possible que Tolstoï ait pensé à elle, parlé d'elle, ait eu des croyances à son sujet, etc., à l'instar de certains de ses lecteurs bien informés ; quant à Smith, qui est ignorant en la matière, je peux décider dans un sens ou dans l'autre, au gré des circonstances. Quoi qu'il advienne à cet égard, cela ne nous apprend rien sur l'objet « réel » de la psychologie, bien que des problèmes de ce genre puissent tout à fait être pris en compte par une recherche internaliste sur la manière dont les gens parlent du monde, afin d'en savoir davantage sur les états internes qui les conduisent à décrire autrui diversement selon les manières diverses dont ils interprètent les situations.

Dans ce contexte aussi les expériences de pensée destinées à étayer des conclusions anti -internalistes semblent souvent fondées sur des hypothèses discutables. Prenons par exemple le cas de la sauterelle et du criquet proposé par Lynne Rudder-Baker, en le simplifiant légèrement (Baker, 1988). Supposons que Jones parle un anglais normal et Smith aussi, sauf que dans la communauté de ce dernier les criquets sont appelés sauterelles. Supposons que J apprenne sa langue auprès de Jones et S auprès de Smith et qu'ils apprennent le terme « sauterelle » à partir des mêmes images, ambiguës entre sauterelles et criquets, ainsi que des « informations qui, par hasard, valent aussi bien des sauterelles que des criquets ». Comme les intentions des instructeurs diffèrent, Baker en conclut qu'il « semble aller de soi » que J « a acquis la croyance que les sauterelles représentent une menace, et [S], celle selon laquelle les criquets en représentent une » (1987, p. 121), et cela bien que J et S aient le même état interne.

Dans cette hypothèse, J et S généraliseront de la même manière, de sorte que, s'ils se trouvent devant ce qui est clairement une sauterelle, ils l'appelleront tous les deux « une sauterelle », même si S fait erreur, car les croyances qu'il exprime concernent les criquets et non les sauterelles. Supposons que S aille vivre dans une île en compagnie de locuteurs d'une langue sans rapport avec la sienne, et que ces descendants apprennent exactement sa langue, et cela indéfiniment, tous documents et apparentements ayant disparu ; et de même pour J. Il est désormais impossible de distinguer par la langue et son usage la progéniture de J et celle de S, d'autant que, l'histoire étant désormais irrécupérable, ils ne pourront jamais apprendre autre chose. Il devrait néanmoins aller de soi qu'ils ont des croyances différentes et que les descendants de S font de nombreuses erreurs en employant leur mot « sauterelle » alors qu'ils parlent toujours des criquets et que c'est à ceux-ci qu'ils pensent. Il se pourrait en fait que nous soyons du type de la progéniture de S et que, à un moment donné dans les brouillards de la préhistoire, nos ancêtres aient acquis le mot qui est devenu « sauterelle » dans les conditions de S, alors que leur instructeur voulait référer à une espèce différente X, de sorte que les croyances que nous exprimons en employant le mot « sauterelle » concernent en réalité X et sont souvent erronées.

Rien de la sorte ne me semble aller de soi, même au départ. On ne voit pas très bien non plus quelle importance cela pourrait avoir. Supposons que nous acceptions les intuitions de Baker. Qu'est-ce que cela nous apprendrait sur le langage, la croyance et la pensée ? Au mieux que nous pourrions parfois attribuer à X des croyances, etc. en fonction des croyances et des intentions d'autrui ; mais cela est manifeste à partir de cas simples et ordinaires. À nouveau, la manière dont nous attribuons la croyance selon les circonstances constitue un objet de recherche légitime pour la sémantique linguistique et l'ethnoscience, mais l'étude de la manière dont les gens parviennent à des états cognitifs, entrent en interaction, etc. suit une autre voie.

Un argument externaliste classique est que, à moins que le monde extérieur ne détermine les contenus de la pensée d'un agent, « la manière dont ses pensées peuvent être accessibles publiquement à autrui constitue un mystère total » (Bilgrami, 1992, p. 4). La psychologie se passe de cette hypothèse. Pour rendre compte de la manière dont Smith comprend ce que dit Jones, nous n'avons pas besoin de faire appel à des entités du monde extérieur correspondant aux représentations phonétiques dans l'esprit de Smith et de Jones (à une sorte de mouvement moléculaire, par exemple, associé à l'entité syntaxique « occlusive bilabiale »), pas plus que la signification et la pensée n'ont besoin d'objets extérieurs. Il y a sûrement d'autres possibilités, correctes celles-là. Il se pourrait que Smith suppose Jones identique à lui, à quelques modifications près que nous désignerons par M, et qu'il cherche à découvrir M, tâche qui peut être facile, difficile ou impossible. Dans la mesure où il réussit, il attribue à Jones l'expression que son propre esprit, à lui Smith, construit, son et signification compris, la communication étant une affaire de plus ou de moins7. Et, se servant de diverses autres informations, il cherche à découvrir les pensées de Jones, peut-être de la même manière.

Certes, c'est de la psychologie, et ces questions sont censées ne se poser que dans la psychologie populaire, pour Bilgrami du moins. Mais ses conclusions ne semblent pas mieux fondées. Nous n'avons aucune raison de croire que Mary interprète les interactions de Smith et de Jones en postulant des entités « accessibles publiquement » qui fixent les pensées, les significations ou les sons. Par ailleurs, il n'est pas évident qu'un mystère de la communication aurait une quelconque importance pour la psychologie populaire, qui n'a pas à affronter la tâche de résoudre de tels problèmes et ne l'affronte généralement pas.

Des exemples comme celui de la Terre-Jumelle sont l'un des deux angles d'attaque des théories externalistes conventionnelles du langage et de la pensée. L'autre est celui de la déférence à l'autorité et aux experts, aux normes communautaires, etc. Les significations ne sont pas « dans la tête », affirme-t-on, car elles sont fixées de cette façon. À nouveau, on peut se demander de quoi relève le concept de signification en question. Il n'appartient manifestement pas à une recherche scientifique sur la langue et son usage ni à l'entrée correspondant à « signification » et à « langage » dans le lexique anglais. Est-ce de l'ethnoscience spéculative, une étude de « l'explication psychologique du comportement humain par le sens commun », ainsi que Bilgrami (1992, p. 3) décrit le projet, tout en rejetant cet angle d'attaque de l'argument (à juste titre, je crois) ?

Peut-être est-ce ce dont il s'agit, mais, dans ce cas, les conclusions semblent varier selon les situations, sans que rien de très clair en sorte.

Quel que soit l'objet de la recherche, elle s'appuie de manière essentielle sur une notion de « langue publique partagée » qui demeure mystérieuse. Si cette notion est celle du discours ordinaire, elle est inutilisable par toute forme d'explication théorique. Dans l'étude empirique du langage, il est depuis longtemps tenu pour acquis que des termes tels que « chinois » ou « allemand », voire des termes de moindre extension, ne sélectionnent rien dans le monde. Parler la même langue c'est un peu comme « habiter près de » ou « ressembler à » ; il n'y a pas de catégories à fixer. Le fait que le langage ordinaire ne dispose d'aucun moyen de faire référence à ce que ma petite-fille parle n'est pas gênant dans la vie courante, mais la recherche empirique a besoin d'un concept différent. Pour elle, la faculté de langage de ma petite-fille est dans un certain état qui détermine (ou est peut-être) sa « langue ». Les communautés, les cultures, les modèles de référence, etc. prennent toutes sortes de formes dans la vie humaine, sans rapport particulier à ce que nous appelons des « langues » dans le discours informel. Il n'existe pas de réponse sensée à la question de savoir si Bert devrait faire référence à sa douleur à la cuisse comme à de l'arthrite ; ou s'il devrait employer le mot    « désintéressé » pour signifier « impartial », comme le dit le dictionnaire, ou « non-intéressé », comme le croit pratiquement tout locuteur ; ou encore s'il devrait prononcer les mots comme à Boston ou à Londres8.

À ce que je vois, il n'y a tout simplement pas moyen de donner du sens à cet angle d'attaque de la théorie externaliste de la signification et du langage – ni à tout travail sur la théorie de la signification et la philosophie du langage qui s'appuie sur de telles notions, déclaration qui a pour intention de balayer un terrain assez large.

Bref, bien que le naturalisme n'implique pas en soi une approche internaliste, il semble qu'il ne laisse pas d'autre option réaliste. D'autant que, dans la recherche empirique réelle, c'est elle qui est normalement adoptée, même lorsqu'on le nie, question que j'ai discutée ailleurs ; comme on le sait, pour déterminer ce que font les scientifiques, nous examinons leur pratique, non ce qu'ils en disent.

Ainsi qu'on l'a noté précédemment, la question de la légitimité de recherches allant au-delà des limites internalistes ne se pose pas. Ce devrait être un truisme archiévident. Par conséquent, je suis toujours surpris de lire que d'autres et moi-même le nions. Ainsi, un ouvrage de sociolinguistique récent débute par l'affirmation remarquable que « la linguistique moderne tient généralement pour acquis que les grammaires n'ont aucun rapport avec la vie sociale des locuteurs » (Romaine, 1994, p. VII), une idée absurde que personne ne défend et que l'auteur attribue à l'insistance avec laquelle je soutiendrais que « les questions de pouvoir [...] ne sont pas de celles dont devraient s'occuper les linguistes » (p. 1) – ainsi, je ne devrais pas, par exemple, me livrer à des activités qui prennent une bonne part de mon temps et de mon énergie. L'ouvrage se termine sur la conclusion que « les différences linguistiques mettent en scène et transmettent des inégalités de pouvoir et de statut » (p. 225) – qu'il existe, par exemple, des dialectes de prestige – découverte censée réfuter mon affirmation que la manière dont on comprend actuellement la nature du langage n'éclaire en rien l'étude de telles questions.

Des déclarations de ce genre abondent dans la littérature, souvent énoncées avec beaucoup de passion et d'indignation. Elles semblent reposer sur une croyance que j'ai effectivement professée, à savoir qu'on devrait dire la vérité, qu'on ne devrait pas, surtout, affirmer posséder des lumières particulières sur des affaires humaines à moins que cette affirmation ne soit fondée ; et que, si elle l'est, on devrait faire part de cette connaissance, ce qui est rarement difficile. Sur de telles questions, la prétention et les postures affectées ne servent qu'à intimider et à marginaliser, ce qui renforce les « inégalités de pouvoir et de statut ». En outre, clarifier les limites de la compréhension est une responsabilité sérieuse au sein d'une culture dans laquelle la prétendue « expertise » se voit souvent conférer un prestige injustifié. Si la recherche dans des domaines qui intéressent fondamentalement les humains peut s'inspirer de découvertes authentiques sur le langage, sur la vision, etc., tant mieux, mais il faut le démontrer et non le proclamer. Quant à la sociolinguistique, c'est une recherche parfaitement légitime, externaliste par définition. Elle emprunte à la recherche internaliste sur les humains, mais sans proposer d'alternative, à ce que je sache. Quant à savoir jusqu'à quel point ses découvertes éclairent les questions de pouvoir et de statut, c'est une autre question.

Pour citer un autre cas, Putnam interprète mes commentaires (des truismes en réalité) sur la « langue publique partagée (commune) » comme voulant dire qu'à moins « de donner une définition essentialiste des cultures » il nous faut « les oublier et revenir aux choses sérieuses, [c'est-à-dire] à la modélisation informatique » (Putnam, 1992, p. 385) – semblant désigner par là la recherche naturaliste sur la faculté de langage à laquelle la modélisation informatique pourrait être de quelque apport, bien qu'elle ne m'ait jamais particulièrement intéressé. Mais pour venir à bout des problèmes auxquels on est confronté lorsque l'on s'appuie sur cette notion, il ne suffit pas d'invoquer la « culture » ou « les artefacts culturels » ; et la reconnaissance de quelques faits simples au sujet du chinois, de l'anglais, etc. – et que la culture est étrangère à ces questions – ne suggère en rien les conclusions qu'en tire Putnam. Les cultures pénètrent transversalement et de mille manières tout ce que l'on peut à bon escient appeler des « langues », et les « études culturelles » laissent les choses en l'état.

La déclaration de Putnam selon laquelle « les langues et les significations sont des réalités culturelles » (souligné par lui, p. 385) est exacte en un sens, ce pourquoi (comme tout le monde) je décris la manière dont ces termes sont compris dans les cultures qui nous sont plus ou moins communes en termes de structures de pouvoir et d'autorité, de formes de respect, de monuments littéraires, de drapeaux et d'histoires (souvent mythiques), etc. Des termes comme « langue » sont employés autrement dans d'autres communautés linguistiques ; et nos termes croyance, signification, etc. sont souvent sans équivalent dans d'autres cultures. Mais ces « études culturelles » ne contribuent pas à la compréhension de la manière dont la langue est acquise, comprise et utilisée, dont elle est constituée et change avec le temps, de la forme sous laquelle elle se rattache aux autres facultés de l'esprit et à l'action humaine en général. Ni l'étude empirique du langage lui-même, ni « les études culturelles (histoire, anthropologie, sociologie, parties de la philosophie) » de Putnam, lorsqu'elles sont pratiquées sérieusement, n'utilisent la notion de « langue publique partagée » de l'usage ordinaire, sauf dans des commentaires informels ; selon le contexte, un anthropologue parlera d'aire culturelle chinoise, sino-japonaise ou asiatique, de la culture de scientifiques parlant des langues entièrement différentes, de celle des habitants des quartiers défavorisés de New York, du Caire et de Rio, et ainsi de suite, dans une collection complexe dépourvue de toute relation intéressante aux langues parlées ou à ce que l'on appelle des « langues » dans l'usage ordinaire ou dans nos cultures littéraires et dans d'autres.

De telles langues sont souvent des « artefacts culturels » en un sens encore plus étroit : des langues standard partiellement inventées que peu de gens peuvent parler et qui peuvent même violer les principes du langage. C'est en fonction de tels artefacts que les « normes » et le « bon usage » sont déterminés dans plusieurs cultures, questions qui intéressent peu les « études culturelles », sans doute parce qu'elles sont trop transparentes. Étudier le comportement de l'Académie française, par exemple, n'a pas beaucoup d'intérêt.

Dans les études culturelles, comme dans l'usage ordinaire, nous disons, de manière parfaitement intelligible, que John parle la même langue que Bill, ressemble à Bill et habite près de chez Bill. Mais nous n'allons pas jusqu'à croire pour cette raison que le monde est divisé en aires ou lieux objectifs, qu'il existe une forme partagée par John et Bill ou qu'ils ont une langue commune. Le problème n'est pas, comme le croit Putnam, qu'il y a un tissu lâche ou un manque de « frontières nettes », pas plus que dans le cas d'« aire » ou d'« ère ». Les « langues standard » sont en fait très nettement déterminées (par l'Académie française par exemple). Dans d'autres usages également, les frontières de « langues » sont aussi nettes qu'elles peuvent l'être, déterminées par des couleurs sur les cartes, par exemple, et autres choses semblables. Mais l'usage ordinaire ne fournit aucune notion de « langue publique commune » qui satisfasse même de loin aux exigences de la recherche empirique ou d'une réflexion philosophique sérieuse sur la langue et son usage, et aucune autre notion adéquate n'a été proposée. On ne voit pas non plus quel déficit explicatif serait comblé si l'on en inventait une.

Un point essentiel de l'article que commente Putnam est que « plusieurs questions, y compris celles dont on pourrait affirmer qu'elles sont de la plus grande importance pour la vie humaine, ne font pas l'objet de la recherche naturaliste ; nous les abordons autrement » (voir le chapitre 2 du présent ouvrage). Rien n'indique, là ou ailleurs, que l'on devrait se limiter « aux affaires sérieuses, c'est-à-dire à la modélisation informatique », mais seulement qu'il faut s'en tenir aux « affaires sérieuses », quel que soit le domaine.

L'approche internaliste (ou individualiste) dans d'autres domaines de la psychologie est-elle problématique ? On le dit souvent, mais pour des raisons douteuses, à mon avis. Prenons l'étude de l'audition. L'une des questions que l'on se pose depuis longtemps porte sur la manière dont le cortex auditif localise les sons. Il ne semble pas exister de « carte auditive » comme il y en a dans la vision ou la perception somato-sensorielle. Des travaux récents laissent à penser que le cortex auditif enregistre la localisation du son, non par des dispositions spatiales particulières de neurones mais par une configuration temporelle des décharges en une sorte de « code morse » (Barinaga, 1994). La discussion est formulée dans le mélange habituel de discours technique et informel. On pourrait penser à tort en la lisant qu'elle est externaliste, en ce qu'elle fait référence de manière décisive à la « solution de problèmes » posés par le monde sonore extérieur. Mais c'est une illusion. Le système auditif ne résout de problèmes en aucun sens technique du terme et, si les chercheurs savaient comment s'y prendre, ils choisiraient de stimuler directement les récepteurs plutôt que d'utiliser des hautparleurs – un peu comme ils l'ont fait pour le modèle informatique qui, en fait, leur a fourni les principales données à partir desquelles ils ont élaboré leur théorie de la localisation du son. Cette théorie fonctionnerait aussi bien pour un cerveau dans un bac que pour un hibou tournant la tête afin de faire face à une souris dans un buisson.

Les mêmes considérations s'appliquent à l'étude de la perception visuelle dans le sens initié par David Marr (1982) et qui a été beaucoup discutée dans cet ordre d'idées. Le travail de Marr porte surtout sur les opérations effectuées par la rétine ou, pour formuler la chose approximativement, par la projection des images rétiniennes sur le cortex visuel. La célèbre analyse à trois niveaux de Marr – computationnel, algorithmique et d'implémentation – concerne les manières de construire de telles projections. Là encore, la théorie s'applique à un cerveau dans un bac exactement comme à une personne qui voit un objet en mouvement. Ce dernier cas a effectivement été étudié par un collaborateur de Marr, Shimon Ullman (1979). Pour ses études de la détermination de la structure à partir du mouvement, il a utilisé des présentations tachistoscopiques qui entraînaient chez le sujet la vision d'un cube pivotant alors qu'il n'y avait rien de tel dans l'environnement ; « voir », ici, est employé dans son sens normal et non comme un verbe résultatif. Si Ullman avait pu stimuler la rétine ou le nerf optique directement, il l'aurait fait. Cette recherche, écrit-il, « porte sur la nature des représentations internes utilisées par le système visuel et sur les processus par lesquels elles sont obtenues ». Cette démarche est complètement internaliste. Elle ne s'interroge pas sur le « contenu » des représentations internes d'une personne qui voit un cube dans les conditions de l'expérimentation ni ne se demande si la rétine est stimulée par un cube pivotant ou par l'image vidéo d'un cube pivotant ; pas plus qu'on ne s'interroge dans les études standard de la vision des grenouilles sur la « représentation » qu'une grenouille a d'une mouche ou d'un point mobile. La théorie ne contient pas de notions telles que « contenu » ou « représentation de » figures, de sorte qu'elle n'a pas à se prononcer sur leur nature. Il en va de même lorsque Marr écrit qu'il étudie la vision comme « une projection d'une représentation à une autre, et, dans le cas de la vision humaine, il n'y a pas de doute quant à ce qu'est la représentation initiale – elle consiste en séries de valeurs d'intensités d'images telles que détectées par les photorécepteurs de la rétine » (Marr, 1982, p. 31) – où le terme « représentation » ne doit pas être entendu de manière relationnelle, comme « représentation de ».

Les exposés techniques parlent d'algorithmes qui « échouent » dans certaines conditions et qui donnent la « bonne réponse » dans d'autres – cette bonne réponse pouvant être, par exemple, le fort percept tridimensionnel donné par un stéréogramme formé de points aléatoires. Ils parleront également de « perception erronée » dans le cas d'une expérimentation sur une personne ou une grenouille, mais peut-être pas quand le photorécepteur d'un feu de croisement est activé par un projecteur plutôt que par le soleil. Et ils diront du cerveau qu'il « résout des problèmes » et « s'adapte à des situations normales » dans lesquelles le système visuel « représente » des traits objectifs du monde extérieur. De tels usages informels sont conformes au point de départ de Burge, « la prémisse selon laquelle notre expérience perceptive représente ou concerne des objets, des propriétés et des relations objectives » (Burge, 1986c, p. 125), prémisse qui va au-delà de l'approche individualiste- internaliste. Mais ces usages sont analogues à ceux d'un astronome annonçant qu'une comète se dirige tout droit vers la Terre sans que cela implique un quelconque animisme ou une physique intentionnelle.

L'étude internaliste du langage parle aussi de « représentations » de types divers, y compris phonétiques et sémantiques au niveau de l'« interface » avec d'autres systèmes. Mais ici encore, il n'est pas besoin de réfléchir à ce qui est représenté, en cherchant à élaborer une construction objective à partir des sons ou des choses. Les représentations sont des entités mentales postulées, qu'il faut comprendre comme on le ferait de l'image mentale d'un cube pivotant, que cette image soit l'effet de présentations tachistoscopiques, d'un cube pivotant réel ou de la stimulation de la rétine par un autre moyen ; ou même qu'elle soit imaginaire. Les représentations linguistiques internes auxquelles ont accès les systèmes de performance interviennent dans l'interprétation, la pensée et l'action, mais il n'y a aucune raison de leur chercher quelque autre relation au monde, comme pourraient le laisser penser une tradition philosophique bien connue et certaines analogies fâcheuses avec l'usage informel. La perception erronée ne présente pas de difficultés pour cette approche, car il s'agit alors de la manière dont les gens interprètent les interactions qu'ils observent – les réactions d'une grenouille ou d'une personne dans une expérimentation, d'un photorécepteur qui est « trompé », etc. –, bon objet d'investigation naturaliste sur la psychologie de la personne qui est en train de décider ce qu'il faut appeler une « perception erronée ».

Ces débats semblent présenter peu d'importance pour la psychologie et l'ethnoscience. Supposons que Jones soit membre d'une communauté ordinaire et qu'il soit impossible de le distinguer de J, si ce n'est que toute l'expérience de ce dernier découle d'une réalité virtuelle fabriquée ; ou faisons de J le jumeau de Jones dans un scénario de Terre-Jumelle. Ils ont eu des expériences indistinguables et se comportent de la même manière (dans la mesure où le comportement est prévisible) ; ils ont les mêmes états internes. Supposons que J remplace Jones dans la communauté, sans que quiconque le sache, sauf le scientifique qui fait l'observation. Ne remarquant pas de changement, tout le monde agira comme auparavant, traitant J comme Jones ; J aussi continuera de se conduire comme précédemment. Le scientifique, cherchant la meilleure théorie pour rendre compte de tout cela, construira une explication individualiste étroite de Jones, de J et des autres membres de la communauté. Cette description n'omet rien, elle inclut la façon dont les membres de la communauté attribuent les états mentaux (croyances, significations, contenus perceptifs, etc.), s'ils le font.

Supposons qu'il y ait dans la communauté un philosophe P qui a les intuitions externalistes que nous venons de discuter. La théorie lui assignera l'état interne correspondant. Elle prédira alors à juste titre que P, prenant J pour Jones, lui attribuera les états mentaux qu'il attribuait à ce dernier ; et que, s'il s'aperçoit du remplacement de Jones par J quand il a lieu, il attribuera des états mentaux différents à J. Ne partageant pas les intuitions de P, j'ignore comment il attribuerait des états mentaux alors que J continue à vivre dans la communauté, dans un monde de choses « objectives » (J en vient-il à partager les croyances de Jones ?). La théorie décrira les états internes de P selon la réponse que l'on donnera à cette question, quelle qu'elle soit. Si je suis aussi membre de la communauté, la théorie m'assignera un état interne différent qui ne comporte aucune réponse fixe concernant l'attribution de croyances ou de significations à J (et rien d'intéressant sur les contenus, perceptifs ou autres, parce que je considère que les innovations techniques signifient ce que leurs auteurs disent), des jugements divers étant portés au gré des circonstances.

Cette explication traite de Jones, de J, d'autres membres de la communauté et de gens ayant diverses intuitions concernant l'attribution des états mentaux ; elle est incomplète dans la mesure où ces intuitions sont encore inconnues mais, sinon, rien ne semble lui faire défaut et elle peut facilement être étendue à l'usage d'autres langues et cultures en prenant en compte leurs différences. Elle peut être convertie assez facilement en théorie non-individualiste, plus laborieuse et ne fournissant pas de nouveaux aperçus. Une telle conversion ne conviendrait pas à la recherche naturaliste et l'on ne voit pas très bien à quoi d'autre elle pourrait servir.

Le discours sur les organes ou les organismes qui « résolvent des problèmes » ou sont adaptés à leurs fonctions doit être compris de la même manière : comme un raccourci métaphorique. La question de savoir si les ailes des papillons sont conçues pour « résoudre le problème » du vol ne se pose pas : elles ont évolué pour être des régulateurs thermiques et elles servent encore à cela. Si nous apprenions qu'elles ont atteint leur état actuel avant même d'avoir servi à voler, elles continueraient d'avoir à présent la fonction du vol et elles serviraient à cela. Le système visuel humain est mal adapté pour voir dans l'obscurité, mais on ne peut le lui imputer comme un défaut. La colonne vertébrale des grands vertébrés est mal conçue du point de vue de l'ingénierie, comme tout le monde le sait d'expérience, mais elle n'est ni une réussite ni un échec. Les langues humaines sont en partie inutilisables mais ne s'en portent pas plus mal ; on utilise les parties utilisables. On a découvert récemment que les insectes, qui semblent merveilleusement adaptés à des espèces particulières de plantes à fleurs, avaient en fait presque atteint leur diversité et leur structure actuelles des millions d'années avant que les plantes à fleurs existent. Lorsqu'elles apparurent, « une encyclopédie de solutions était déjà là, attendant des problèmes à résoudre », remarque Richard Lewontin (1990) pour souligner le non-sens de ces catégories intuitives en biologie. De même, c'est mal interpréter des propos informels que de conclure que la théorie de la vision de Marr attribue    « des états intentionnels représentant des propriétés objectives, physiques » parce qu'« il n'y a pas d'autre moyen de traiter le système visuel comme résolvant le problème que la théorie considère qu'il résout » (Burge, 1986a, p. 28-29). La théorie elle-même n'a que faire de concepts qui relèvent de la présentation informelle, destinée à la motivation du public. L'affirmation selon laquelle « l'idée que nous opérerions les classifications de notre phénoménologie perceptive sans préciser les propriétés objectives qui l'occasionnent est à mille lieues des vraies théories empiriques de la perception ainsi que du sens commun » (p. 38) est juste dans certaines circonstances s'agissant du sens commun, mais elle est erronée quant aux théories empiriques de la perception : celles-ci ne s'occupent du fonctionnement des choses, des témoignages de la perception et des classifications intuitives que pour autant que ce sont des données pertinentes9. (Voir également Labandeira et Sepkoski, 1993 ; Burge, 1986a.)

Lorsqu'un biologiste étudie un système organique, il tient naturellement compte des interactions environnementales et de la loi physique qui ont vraisemblablement influencé les mutations, les reproductions réussies et le cours du développement. Pour ce qui est de la motivation et du guidage intuitif, le biologiste parlerait peut-être de systèmes comme ayant « évolué pour résoudre certains problèmes que leur imposait l'environnement », « différentes espèces [posant] différents problèmes et les réglant différemment » (Burge, 1986a, p. 28). Mais il s'agit là d'un discours informel, et si l'on découvrait que le cours de l'évolution n'a pas été celui que nous pensions, comme dans le cas des insectes et des fleurs, la théorie réelle du traitement des données sensorielles et d'autres systèmes n'en serait pas modifiée et cela n'entraînerait pas d'attributions et d'individuation différentes, de révisions des descriptions de contenu intentionnel, des erreurs, des fonctions, des finalités, des problèmes résolus, etc. De même, supposons que l'on découvre que nos ancêtres ont été conçus dans un laboratoire extra-terrestre et envoyés sur la Terre dans un vaisseau spatial il y a trente mille ans, de sorte que la sélection naturelle n'a joué presque aucun rôle dans la formation du rein, du système visuel, de la compétence arithmétique, etc. Les chapitres techniques des manuels de physiologie du rein n'en seraient pas modifiés, pas plus que la théorie réelle des fonctions calculées par la rétine ou par d'autres aspects du système visuel humain.

La critique de l'internalisme (individualisme) n'est pas renforcée par l'observation que, dans des environnements normaux, les processus internes sont en corrélation fiable avec des propriétés distales (limites des objets, par exemple). Dans d'autres environnements, ils sont en corrélation avec d'autres propriétés qui peuvent être distales ou consister en une stimulation rétinienne directe (ou plus profondément interne). Nous pouvons dire, si nous voulons, que « là où les contraintes qui permettent normalement à un organisme de calculer une fonction cognitive ne sont pas satisfaites, cet organisme échouera à représenter son environnement » (Egan, non daté) ; mais cet « échec » est notre manière à nous de décrire une certaine finalité humaine que nous décrétons pour des raisons qui n'ont aucun rapport avec la recherche naturaliste, un peu comme dans le cas d'une comète qui n'entrerait pas en collision avec Jupiter comme nous l'aurions espéré. Il est également sans pertinence que des considérations de « représentation » dans les environnements normaux nous permettent d'associer le système soumis à l'analyse avec la fonction cognitive de la vision décrite de manière informelle. La science n'a pas à se conformer aux catégories de l'intuition, à décider si c'est encore de la « vision » dans des environnements anormaux, ou lorsque des parties du cerveau qui servent normalement à d'autres fins prennent partiellement en charge l'analyse des images visuelles, comme elles le font parfois. L'étude de la perception commence naturellement par celle de « tâches cognitives » présentées de manière informelle, mais se soucie peu, à mesure qu'elle progresse, de découvrir quelque chose qui leur ressemble.

La discussion informelle des processus évolutionnistes utilise des locutions comme « solutions de problèmes » mais, là encore, il ne faut pas prendre ces façons de parler au sérieux. Les lois physiques fournissent des canaux étroits au sein desquels les organismes complexes peuvent varier, et la sélection naturelle constitue sans doute un facteur déterminant de la distribution des traits et des propriétés à l'intérieur de ces contraintes. Un facteur et non le facteur, du moins si nous suivons les réserves sensées émises par Darwin. Très inquiet de la mauvaise interprétation de ses idées, il niait fermement avoir attribué « la modification des espèces exclusivement à la sélection naturelle », insistant dans la dernière édition de L'Origine des espèces sur le fait que « dans la première édition de cet ouvrage, et par la suite, j'ai placé bien en vue – à savoir à la fin de l'introduction – les mots suivants : “Je suis convaincu que la sélection naturelle a été le principal mais non le moyen exclusif des modifications.” Cela n'a servi à rien. Grand est le pouvoir d'un exposé constamment déformé. » (Cité in Gould, 1982.) Darwin prenait explicitement en compte tout un éventail de possibilités, y compris des modifications non-adaptatives et des fonctions non-sélectionnées déterminées par la structure.

Il nous est impossible d'évaluer de manière sensée la part qui sera faite à la sélection en tant que mécanisme de l'évolution à mesure qu'on en saura davantage sur les systèmes complexes, sur la manière dont opèrent les lois physiques, sur les facteurs qui entrent en jeu dans l'auto-organisation spontanée du vivant et d'autres systèmes physiques, etc. (Voir Waldrop, 1990 ; Bradley, 199410.) De telles considérations n'affectent pas le statut des approches internalistes, qu'elles portent sur les fourmis et le rein, le langage et l'esprit.

Presque tous les aspects de l'étude du langage et de l'esprit me semblent inclure des hypothèses non-naturalistes injustifiées. (Pour une analyse approfondie, voir chapitre 4 du présent ouvrage.) Si la présente discussion est sur la bonne voie, on peut se demander pourquoi de telles idées paraissent à ce point convaincantes. La réponse pourrait être que l'image du monde que nous donne le sens commun est profondément, irrémédiablement dualiste, tout comme nous ne pouvons nous empêcher de voir le soleil se coucher, de partager la croyance newtonienne en la « philosophie mécaniste » qu'il a ébranlée ou de regarder la vague qui « fuit le lieu de sa création », comme dit Léonard de Vinci, et cela indépendamment de ce que nous savons par ailleurs dans un autre recoin de notre esprit. S'il en est ainsi, et si le dualisme métaphysique a bien été détruit, ce qui reste est une sorte de dualisme méthodologique, un résidu illégitime du sens commun qui ne devrait pas être autorisé à entraver les efforts pour mieux comprendre quelle sorte de créatures nous sommes.