Le monde tel quâil est vraiment : ceux qui le connaissent - et pourquoiNoam ChomskyVO : The Chonsky Reader, 1983 VF : CHOMSKY.fr, 16 mars 2011 Traduction : Eliana C. et Samuel Levasseur |
QUESTION : Vous avez déjà décrit dans vos ouvrages comment les idéologues professionnels et les mandarins occultent la réalité. Vous avez également évoqué â vous parlez dâailleurs parfois de âbon sens cartésienâ â les capacités de bon sens que chacun dâentre nous possède. Câest dâailleurs ce bon sens que vous mettez en avant en montrant les aspects idéologiques derrière certains débats, notamment ceux qui agitent les sciences sociales contemporaines. Quâentendez-vous exactement par âbon sensâ ? Quâest-ce que cela veut dire dans une société telle que la nôtre ? Vous avez écrit à ce sujet, que, dans une société à la fois excessivement compétitive et fragmentée, les gens ont beaucoup de mal à savoir où se trouvent leurs intérêts. Lorsquâon ne peut pas véritablement participer à la vie politique et si notre rôle se résume à celui du spectateur passif, alors, quel genre de connaissance peut-on avoir ? Comment le bon sens peut-il émerger dans un tel contexte ? CHOMSKY : Je vais vous donner un exemple. Souvent, quand jâécoute la radio au volant de ma voiture, je tombe sur des débats ayant trait au sport. Il sâagit de conversations téléphoniques. Les auditeurs appellent et se lancent dans des discussions à la fois longues et complexes, qui, à lâévidence, mettent en Åuvre un haut degré de réflexion et dâanalyse. Ces personnes savent énormément de choses. Elles connaissent toutes sortes de détails compliqués et se livrent à des discussions interminables afin de savoir par exemple si la décision prise la veille par lâentraîneur était la bonne ou non, etc. Il ne sâagit pas de professionnels mais bien de personnes tout à fait ordinaires qui mettent leur intelligence et leurs capacités dâanalyse au service de ces domaines. Elles accumulent une quantité énorme de connaissances et, je pense, de compréhension. A contrario, lorsque j'entends des gens parler d'affaires internationales ou intérieures, c'est incroyablement superficiel. Ce sentiment peut être en partie lié aux domaines de prédilection qui sont les miens, mais je pense ne pas me tromper. Je pense également que lâintérêt porté à des sujets tels que le sport sâexplique : le système est organisé de telle manière que pratiquement personne ne peut agir sur le monde réel sans un degré minimum dâorganisation qui est sans commune mesure avec ce qui existe aujourdâhui. Câest comme si ces personnes vivaient dans un monde imaginaire, et câest bel et bien ce qui se passe. Je suis convaincu que ces personnes exploitent réellement leur bon sens et leurs capacités intellectuelles, mais elles le font au service dâun sujet qui nâa aucune importance, et qui jouit sans doute de cette popularité justement parce quâil nâa aucune importance ; on observe en quelque sorte un contournement des problèmes graves sur lesquels les citoyens nâont aucune influence, ni aucune prise, parce quâil se trouve que le pouvoir réside ailleurs. Il me semble que ces capacités intellectuelles, cette aptitude à lâentendement, cette faculté à rechercher les preuves et les informations, à résoudre les problèmes pourraient être exploitées â seraient exploitées â sous des formes de gouvernement où le peuple prend part aux décisions importantes, et dans des domaines qui touchent véritablement la vie humaine. Certes, certains sujets sont difficiles et certains domaines exigent un savoir spécialisé. Ce que je propose nâa rien à voir avec un anti-intellectualisme, je pense simplement que beaucoup de choses peuvent très bien être comprises, même en lâabsence de connaissances profondes et spécialisées. Dâailleurs, lâacquisition dâun savoir spécialisé dans ces domaines nâest pas impossible, pour peu quâon sây intéresse. Partons de cas simples, par exemple, lâinvasion russe en Afghanistan : câest une situation assez simple. Tout le monde comprend immédiatement, sans quâaucune connaissance spécialisée ne soit requise, que lâUnion Soviétique a envahi lâAfghanistan. Câest exactement de cela quâil sâagit. Ce point ne peut pas être débattu, il ne sâagit pas dâune question ardue et difficile à comprendre. Il nâest pas nécessaire de connaître lâhistoire de lâAfghanistan pour comprendre ce qui se passe. Bien. A présent, intéressons-nous à lâinvasion américaine du Sud Vietnam. Cette formulation elle-même est étrange. Je crois bien que cette formulation nâa jamais été utilisée, je doute que lâon puisse trouver une seule occurrence de cette formulation dans la presse généraliste ou autre, y compris dans la presse de gauche pendant la guerre. Pourtant, câétait bien une invasion du Sud Vietnam perpétrée par les EU, tout comme on parle dâune invasion russe de lâAfghanistan. En 1962, dans lâindifférence générale, des pilotes américains (pas de simples mercenaires mais de véritables pilotes américains) ont mené des bombardements meurtriers contre des villages vietnamiens. Ce nâétait ni plus ni moins quâune invasion américaine du Sud Vietnam. Lâobjectif de ce raid était de détruire le tissu social du sud Vietnam rural afin de décimer une résistance que le régime soutenu et imposé par lâAmérique avait fait naître en raison de la répression quâil exerçait et quâil était incapable de contrôler bien quâenviron quatre vingt milliers de sud vietnamiens avaient déjà trouvé la mort depuis le refus de la ratification des Accords de Genève de 1954 qui devaient aboutir à un règlement politique du conflit. Il y a donc eu une offensive des EU contre le Sud Vietnam au début des années 60, sans parler de la fin des années 60 qui virent lâarrivée de corps expéditionnaires américains visant à occuper le territoire et à détruire la résistance indigène. Cet épisode nâa pourtant jamais été présenté ni même pensé comme une invasion américaine du Sud Vietnam. Je ne suis pas très au fait de lâopinion publique russe, mais jâimagine que là bas, lâhomme de la rue serait surpris dâentendre parler dâune quelconque invasion russe de lâAfghanistan. Ils défendent lâAfghanistan contre les complots du capitalisme et contre les bandits protégés par la CIA, etc. Mais je pense quâil nâaurait aucun mal à comprendre que les Etats-Unis ont envahi le Sud Vietnam. Ces sociétés sont très différentes : les processus de contrôle et dâendoctrinement y fonctionnent dâune manière complètement différente. Certes, on ne peut pas comparer lâusage de la force avec le recours à dâautres méthodes. Cependant, les effets sont pratiquement identiques, et ces effets se répandent dans lâélite intellectuelle même. En fait, je pense que lâélite intellectuelle représente la catégorie la plus endoctrinée, et ce, pour de bonnes raisons : son rôle, en tant que clergé séculier, est de véritablement croire aux inepties quâelle avance. Les autres peuvent se contenter de répéter, mais il nâest pas essentiel quâils y croient vraiment. Il est en revanche fondamental que lâélite intellectuelle, elle, y croit, dans la mesure où, au final, câest elle la gardienne de la foi. Il est très difficile dâapparaître comme lâun des défenseurs de la foi à celui qui nâa pas intégré cette foi ou qui nâa pas fini par devenir un croyant lui-même, à moins dâêtre un menteur hors pair. Figurez-vous que les intellectuels me lancent des regards vides dâincompréhension quand je fais allusion à lâinvasion américaine du Sud Vietnam, tandis que quand je mâadresse à des auditoires plus larges, les gens ne semblent pas avoir de grosses difficultés à saisir les points importants, une fois que les faits leur ont été rendus accessibles. Tout cela est parfaitement normal, c'est ce que l'on peut attendre d'une société construite comme la nôtre. Quand je parle du bon sens cartésien, par exemple, ce que je veux dire câest quâil nâest pas nécessaire dâêtre doté de connaissances extrêmement poussées ou spécialisées pour comprendre que les Etats-Unis ont envahi le Sud Vietnam. Ni même pour démonter ce système fait dâillusions et de supercheries qui est mis en Åuvre pour empêcher la compréhension de la réalité contemporaine ; ce n'est pas une tâche qui requiert un talent ou une intelligence particulière. Elle nécessite une certaine dose de scepticisme et la volonté d'utiliser les capacités analytiques dont la majorité des gens est douée et quâils sont en mesure dâexploiter. Il se trouve quâils les exploitent afin dâanalyser ce que devrait faire l'équipe des New England Patriots le dimanche suivant au lieu dâanalyser des sujets qui touchent réellement à la vie des êtres humains, y compris la leur. QUESTION : Pensez-vous que lâérudition inhibe les gens ? CHOMSKY : Il existe des sommités en base ball, mais ces personnes nâen ont que faire. Les auditeurs qui appellent sont extrêmement sûrs dâeux. Peu importe quâils soient en désaccord avec lâentraîneur ou avec le spécialiste de la station. Ils ont leur propre opinion et leurs discussions sont empreintes dâintelligence. Ce phénomène est très intéressant. Je ne pense pas que les affaires étrangères ou intérieures soient beaucoup plus compliquées. Et ce qui passe pour un discours intellectuel sérieux sur ces sujets ne témoigne pas dâun niveau supérieur de compréhension ou de connaissance. Cela se retrouve également dans le cas des cultures dites âprimitivesâ. Très souvent, on se rend compte que certains systèmes intellectuels ont des fondements complexes au plus haut point, avec des experts spécialisés qui ont tout compris du système et les autres qui ne comprennent pas vraiment et ainsi de suite. Les systèmes de parenté, par exemple, sont dâune complexité extrême. Beaucoup dâanthropologues ont essayé de montrer que cela procure une utilité fonctionnelle à la société considérée. Mais une de ces fonctions n'est peut-être quâintellectuelle. Cela sâapparente aux mathématiques. Il sâagit là de domaines où lâintelligence peut être utilisée pour créer des systèmes abscons et complexes et pour définir leurs propriétés comme pour les mathématiques. Ces cultures nâont pas les mathématiques ou, la technologie mais elles ont dâautres systèmes de richesses et de complexités culturelles. Cette analogie peut sembler exagérée mais je pense quâil y a des similitudes. Le pompiste qui souhaite exercer son intelligence ne perdra pas son temps avec les affaires internationales parce que cela ne servirait à rien, il nây peut rien de toute façon, il pourrait apprendre des choses déplaisantes et même s'attirer des ennuis. Câest la raison pour laquelle il préfère exercer son intelligence de manière agréable, sans que cela constitue une menace pour lui, en parlant de base ball professionnel ou de basket ball ou que sais-je. Mais il reste que les capacités sont bel et bien utilisées, que le raisonnement est là et que lâintelligence est là aussi. Lâune des fonctions dâactivités telles que les sports professionnels, dans notre société comme dans dâautres, est dâoffrir un espace où lâattention des gens est détournée des choses importantes, permettant ainsi à ceux qui détiennent le pouvoir de mettre à exécution ce qui a de lâimportance sans intervention du public. QUESTION : Je vous demandais tout à lâheure si lâaura qui émane de lâérudition pouvait inhiber certaines personnes. Peut-on inverser la question : les experts et les intellectuels ont-ils peur des personnes qui pourraient appliquer leur intelligence du sport à leurs propres domaines de compétence, quâil sâagisse de politique étrangère, des sciences sociales, etc. ? CHOMSKY : Je soupçonne que c'est fréquent. Il se trouve que ces domaines de recherche, qui ont trait aux problèmes touchant directement la vie humaine, ne sont pas particulièrement abscons ou inaccessibles aux personnes ordinaires qui nâont pas de formation particulière mais qui prennent la peine de sây pencher. Les commentaires relatifs aux affaires publiques dans la littérature dominante se caractérisent souvent par une superficialité et un manque de connaissances frappants. Tous ceux qui écrivent et parlent de ces sujets savent combien il est facile de sâen sortir en ne sâécartant pas trop de la doctrine établie. Je suis sûr que pratiquement tout le monde profite de cet avantage. Moi-même, je le fais. Lorsque je parle des crimes nazis ou des atrocités soviétiques, par exemple, je sais que personne ne me demandera de me justifier. En revanche, il me faudra tout un argumentaire précis et érudit si jâémets une critique sur les agissements de lâun des états sanctifiés : les Etats-Unis eux-mêmes ou Israël depuis que lâintelligentsia a consacré le pays après sa victoire de 1967. Cette liberté vis-à -vis de lâexigence des preuves ou même de la rationalité est bien pratique, nâimporte quel lecteur averti de la presse dâopinion publique, et celui de la littérature érudite davantage encore, peut sâen apercevoir. Cela facilite la vie, et permet dâexprimer une multitude dâinepties ou de partis pris ignorants en toute impunité, voire même de calomnie pure et simple. La preuve est inutile, le débat, hors de propos. Ainsi, une critique courante contre les dissidents américains ou même contre les Américains progressistes (jâai cité de nombreux cas dans mes ouvrages et jâen ai recueillis de nombreux autres) consiste à les accuser, entre autres absurdités, de prétendre que les Etats-Unis sont la seule source du mal dans le monde. Par convention, de telles critiques apparaissent comme totalement justifiées lorsquâelles visent celui qui ne suit pas le bon chemin, et dans ce cas, ces critiques sont émises en lâabsence totale de preuve. Lâadhésion à la ligne du parti confère le droit de sâadonner à des agissements qui seraient considérés comme scandaleux de la part des critiques de nâimporte quelle orthodoxie établie. Trop de conscience publique impliquerait le respect impératif des normes dâintégrité, cela sauverait beaucoup de forêts de la destruction, et causerait la ruine dâun grand nombre de réputations. Le droit au mensonge dans lâexercice du pouvoir est conservé avec beaucoup de persévérance et de passion. Cela devient évident lorsqu'on prend la peine de démontrer que les critiques visant des ennemis officiels sont fausses ou quâelles ne sont que pures inventions. Les commissaires du peuple réagissent instantanément en accusant la personne dâêtre un apologiste de crimes indiscutables commis par les ennemis officiels. Le cas du Cambodge en est une illustration parfaite. Que les Khmers Rouges se soient rendus coupables dâatrocités épouvantables, personne nâen doute, à lâexception de quelques rares sectes maoïstes. Il est également vrai et parfaitement documenté que la propagande occidentale sâest saisie de ces crimes avec beaucoup dâenthousiasme, quâelle les a exploités pour justifier de manière rétrospective les atrocités de lâOccident, et, dans la mesure où les règles sont inexistantes dans une cause si noble, elle a donné lieu à un grand nombre de fabrications et de supercheries saisissantes. Lorsque la vérité a pu être prouvée, et il sâagissait bien de la vérité, cela a donné lieu à un véritable scandale, de même quâà une vague de nouveaux mensonges incroyables, comme Edward Herman et moi-même, entre autres, lâavons démontré. Le fait est que ce droit de mentir pour servir l'Etat était défié, et ça, c'est un crime innommable. De la même manière, ceux qui avancent que certaines des accusations portées contre Cuba, le Nicaragua, le Vietnam ou autres ennemis officiels sont suspectes ou fausses sont aussitôt qualifiés dâapologistes de crimes réels ou présumés. Cette technique sâavère efficace pour sâassurer que les normes rationnelles ne seront pas imposées aux commissaires et quâil nây aura pas dâentrave aux loyaux services quâils rendent au pouvoir. Lâaccès des critiques aux médias est traditionnellement très restreint, et les conséquences personnelles pour le critique sont suffisamment ennuyeuses pour en dissuader plus dâun de sây aventurer, notamment parce que certains titres (le New Republic par exemple) ont sombré dans le dernier degré de la lâcheté, en refusant régulièrement dâautoriser des droits de réponse aux calomnies quâils publient. De cette manière, le droit sanctifié de pouvoir mentir a de grandes chances dâêtre préservé, sans que rien ou presque ne puisse le menacer. Mais les choses pourraient changer si des catégories de citoyens moins malléables étaient admises dans lâarène de la discussion et du débat. Cette aura de prétendue érudition permet au système dâendoctrinement dâoffrir ses services au pouvoir tout en maintenant une image utile dâindifférence et dâobjectivité. Les médias, par exemple, peuvent avoir recours aux spécialistes universitaires afin que soit délivré le point de vue attendu par les centres de pouvoir. Le système universitaire étant suffisamment obéissant au pouvoir externe, les érudits ad hoc seront généralement disponibles pour prêter le prestige de leur érudition à l'étroit spectre d'opinions admis à être diffusé largement. Ou alors, lorsque cette technique échoue - comme dans le cas de lâAmérique latine par exemple, ou dans la discipline émergente quâest la terreurologie - une nouvelle catégorie dââéruditsâ peut être créée pour véhiculer des opinions validées par les médias, des opinions qu'ils ne pourraient pas diffuser directement sans risquer dâabandonner leur prétendue objectivité qui sert à légitimer leur fonction de propagande. Jâen ai donné de nombreux exemples, et dâautres lâont fait aussi. La structure en confrérie des professions liées aux affaires publiques permet également de préserver la pureté de la doctrine. Celle-ci est conservée avec beaucoup de diligence. Ma propre expérience lâillustre parfaitement. Comme je vous lâai dit tout à lâheure, je nâai pas les qualifications professionnelles traditionnellement requises dans aucun domaine, et mes travaux couvrent des champs très larges. Il y a quelques années par exemple, jâai mené quelques travaux en linguistique mathématique et en théorie des automates, et jâai donné des conférences pour auditeurs libres en mathématique ou en ingénierie. Personne nâaurait osé remettre en cause mes compétences à parler de ces sujets car de toute façon je nâen ai aucune, ce nâétait un secret pour personne et cela aurait été ridicule. Les participants sâintéressaient à ce que jâavais à dire et non pas au droit que jâavais ou pas de le dire. Mais quand je parle de politique internationale par exemple, on me met constamment au défi dâannoncer quelles qualifications mâautorisent à pénétrer dans cette noble arène, enfin aux Etats-Unis en tous cas, pas ailleurs. En règle générale, plus la substance dâune discipline est intellectuelle, moins elle sâoffre à lâanalyse extérieure, grâce au recours à une structure en confrérie. Les conséquences, pour revenir à votre question, sont assez évidentes. QUESTION : Vous avez déclaré que la majorité des intellectuels finissent par occulter la réalité. Mais comprennent-ils cette réalité quâils occultent ? Comprennent-ils les processus sociaux quâils mystifient ? CHOMSKY : La majorité dâentre eux ne sont pas des menteurs. Ils ne supportent simplement pas lâexcès de dissidence cognitive. Je ne dis pas quâil nây a pas parmi eux quelques menteurs professionnels, des propagandistes éhontés. On les retrouve parmi les journalistes et dans les professions universitaires supérieures. Mais je ne pense pas que ce soit la norme. La norme, câest lâobéissance, lâadoption dâune attitude dénuée de tout sens critique, la voie facile de lâautomystification. Je pense quâun processus de sélection existe chez les universitaires et chez les journalistes. Dans lâensemble, ceux qui font preuve dâindépendance et dont on pense quâils sont incapables dâobéissance ne réussissent pas. On les exclut en cours de route la plupart du temps. [...] QUESTION : Vous avez écrit que les mémoires dâHenry Kissinger âdonnent lâimpression dâavoir affaire à un cadre moyen qui aurait appris à dissimuler sa vacuité derrière un verbiage prétentieuxâ. Vous ne pensez pas qu'il possède un quelconque « cadre conceptuel » subtil ou une théorie globale. Comment expliquez-vous la bonne réputation dont jouissent ces personnes étant donné ce que vous déclarez au sujet de leurs véritables capacités ? Quâest-ce que cela nous apprend sur le fonctionnement de notre société ? CHOMSKY : Notre société nâest pas véritablement fondée sur la participation publique aux prises de décisions. Dans notre système, lâélite prend les décisions et les citoyens viennent périodiquement valider ces décisions. Les gens aimeraient probablement croire que quelquâun là haut sait ce quâil fait. Dans la mesure où nous ne participons pas, nous nâexerçons aucun contrôle et nous ne pensons même pas aux questions qui sont dâune importance capitale, nous espérons simplement quâune personne douée des compétences requises sâen occupe. En dâautres termes, nous espérons quâil y a bien un pilote dans lâavion puisque nous ne prenons aucune décision. Voilà un premier élément. Par ailleurs, lâune des caractéristiques de ce système idéologique est de donner aux gens le sentiment quâils nâont pas les compétences pour traiter des questions difficiles et importantes, si bien quâils laissent au pilote le soin de sâen charger. Lâune des façons dây parvenir est de mettre en place un âstar systemâ, dâun éventail de personnalités, souvent créées par les médias ou par la propagande intellectuelle établie, dont nous sommes censés admirer la perspicacité et à qui nous devons allègrement et en toute confiance assigner le rôle de contrôler notre vie et de contrôler les affaires internationales. En réalité, le pouvoir est très fortement concentré, les prises de décision se concentrent entre les mains dâélites restreintes qui sâinterpénètrent et qui sont toutes au bout du compte largement basées sur la propriété privée. Il se concentre également dans les mains de lâélite idéologique, politique et dirigeante, lesquelles sont étroitement liées. Vu que câest de cette manière que la société fonctionne vraiment, elle doit se doter dâune théologie politique qui explique que câest ainsi quâelle doit fonctionner, ce qui signifie quâil faut donner lâillusion que les individus qui constituent cette élite savent ce quâils font, quâils le font dans notre intérêt, et quâils sont les seuls à jouir dâun raisonnement et dâun accès aux informations qui nous font défaut, si bien que nous, pauvres abrutis que nous sommes devons nous contenter dâêtre spectateurs, et non pas acteurs. Nous pouvons certes élire lâun plutôt que lâautre de temps en temps, mais ce sont eux les gestionnaires, pas nous. Câest dans ce contexte que lâon peut comprendre le phénomène Kissinger. Son ignorance et sa sottise sont réellement phénoménales. Jâai déjà écrit sur ce sujet en détail. Mais il avait un merveilleux talent, celui de savoir jouer le philosophe qui comprend des problèmes profonds et inaccessibles aux êtres ordinaires. Il a joué ce rôle très élégamment. Câest une des raisons pour lesquelles, je pense, il plaisait tant aux détenteurs réels du pouvoir. Câest exactement le genre de personne dont ils ont besoin. QUESTION : Peut-on dire que lâélite industrielle comprend bien la manière dont le système fonctionne ? CHOMSKY : Câest vrai la plupart du temps. Par exemple, dans les écoles de commerce et dans la presse économique, on présente souvent une image fidèle de ce quâest réellement le monde. En revanche, dans les cercles où on laisse plus de place à lâidéologie, comme dans la recherche en sciences sociales par exemple, on est confronté à une illusion et à une incompréhension bien plus profondes, ce qui est tout à fait normal : dans les grandes écoles de commerce, on parle du monde réel et il vaut mieux que la réalité soit connue, que lâon sache ce que sont vraiment les propriétés du monde. On y forme des managers du réel, pas des managers idéologiques, si bien que lâon sâattache moins à la propagande. Rien de tel sur la rive qui fait face à la business school de Cambridge. On y trouve des gens dont lâune des fonctions est dâempêcher les autres de comprendre. Encore une fois, je ne veux pas forcer le trait, mais je pense que câest dans ce sens que les choses ont tendance à fonctionner. Câest un sujet qui a été étudié, bien que ce thème ne soit pas très populaire dans les disciplines idéologiques. Il y a quelques années, par exemple, lâouvrage Annals of the American Academy of Political and Social Science que jâai cité çà et là , a fait un compte-rendu des recherches portant sur les relations entre le monde de lâindustrie et la politique étrangère. Ces travaux nâont pas été menés par des chercheurs radicaux. On les doit à un politologue conformiste appelé Dennis Ray. Lâétude en question nâest pas très poussée mais elle compte des observations qui se révèlent être justes et très pertinentes. Elle rend compte dâune analyse portant sur deux mille Åuvres tirées de ce que Ray appelle âla littérature de bonne réputation sur les relations internationales et la politique étrangère des EUâ. Dans 95% des ouvrages étudiés, il n'a trouvé aucune référence quant au rôle joué par lâindustrie dans les affaires étrangères des EU, tandis que dans moins de 5% de ces ouvrages, ce rôle est vaguement mentionné. Cette étude a été menée en 1972 et il se peut que le résultat ait légèrement évolué suite au défi lancé à lâorthodoxie stricte des années 60. Câest très intéressant. Cet exemple illustre à merveille comment ce système tabou fonctionne. On sait tous, aussi faibles soient nos connaissances en la matière, quâil existe une relation très étroite entre les industriels et la politique internationale. Câest une évidence, et cela sâexplique parfaitement. Certes, on pourrait débattre de lâampleur de cette lâinfluence de lâindustrie et de la manière dont celle-ci se manifeste, mais personne ne peut nier lâimportance et la force de cette influence. Cependant, les universitaires ont presque totalement réussi à émousser lâintérêt porté à ce sujet capital. Ce qui est important, câest que Ray a dit quâil avait choisi dâexclure deux catégories de cette étude. Lâune représentait ce quâil appelle les âanalyses radicales et à tendance néo-marxisteâ, ce qui désigne sans doute celles qui critiquent le rôle de lâindustrie, tout ce qui sâécarte des doctrines religieuses dominantes. La deuxième regroupait les déclarations des dirigeants dâentreprise et celles des professeurs des grandes écoles de commerce. Or, ce sont deux catégories qui débattent du rôle de lâindustrie dans la politique étrangère des EU. Ray conclut de sa recherche que ce rôle, comme de bien entendu, est très important, mais ceux qui mettent en avant cette réalité évidente et importante ne sont pas admis dans le cercle de la âlittérature convenableâ, alors que ceux qui esquivent l'évidence même sauvegardent ainsi leur ârespectabilitéâ. Je pense que cela illustre bien un phénomène tout à fait classique : le monde réel est beaucoup mieux appréhendé par ceux qui ont affaire à la réalité que par ceux qui ont pour fonction de recouvrir dâun vernis idéologique les doctrines de la foi et de soutenir ces mêmes doctrines. QUESTION : Pourtant le secteur industriel produit une littérature foisonnante qui aborde des thèmes tels que le développement, la modernisation des autres pays du monde, et bien sûr celui de la belle vie que nous menons chez nous. CHOMSKY : Câest vrai. Les industriels aux EU ont montré un haut degré de conscience de classe et ils ont bien compris lâimportance de contrôler ce quâils appellent âlâopinion publiqueâ. Lâémergence du secteur des relations publiques est lâune des manifestations de lâintérêt porté à âla fabrique du consentementâ, lâessence de la démocratie selon Edward Bernays, figure de proue de ce système de propagande industrielle. Une partie de cet effort à été consacré à créer une certaine idée de âla belle vieâ chez nous, comme vous dites, une idée qui comme par hasard concorde avec les besoins des secteurs prospères et privilégiés qui dominent lâéconomie ainsi que les systèmes politique et idéologique. Lâindustrie a également encouragé une forme particulière de développement et de modernisation qui se trouve correspondre aux intérêts des investisseurs américains. Ces questions sont très importantes et méritent plus dâattention. Mais il y a dâautres éléments à considérer, en dehors de cette importante vague de propagande destinée précisément à contrôler lâopinion publique et à sâassurer que les politiques publiques avantageront les besoins des privilégiés. Lâidée du développement qui est privilégiée, par exemple, est souvent présentée comme prétendument bénéfique pour les populations autochtones, et non pas pour les investisseurs américains ni pour lâindustrie américaine, leurs clients sur place ou leurs associés. La croyance que ce que vous faites aide les paysans du nord-est brésilien ne nuit pas aux affaires, mais dâun point de vue psychologique, cela vous permet de continuer à agir plus facilement au service de vos propres intérêts. En revanche, lâinaptitude à reconnaître ce quâest vraiment la politique de lâEtat et comment elle doit être définie, les fantasmes autour du pluralisme et de la souveraineté populaire, sont autant dâentraves possibles aux opérations dans le monde réel. Il est important de conserver la haute main sur la réalité dans ce domaine. La propagande peut être ce quâelle est, mais les élites dominantes, elles, se doivent de partager un niveau de compréhension supérieur. Cette compréhension nous est donnée à voir dans des documents qui ne sont pas destinés au grand public, comme dans lâédifiant rapport sur la âCrise de la Démocratieâ à la Commission Tripartite âmembres de lâélite libérale iciâ expliquant quâil est nécessaire de renvoyer lâensemble de la population à la passivité et à lâobéissance, de renverser la menace quâa représenté la démocratisation durant les années 60 dans la mesure où des catégories inappropriées de la population ont véritablement tenté de sâorganiser en vue dâagir politiquement et dâentrer dans lâarène politique, menaçant ainsi la domination des élites industrielles. Mais outre ces discussions internes et tranchées sur la nécessité dâaffaiblir la poussée démocratique des années 60, dâempêcher toute ingérence dans les institutions en charge de âlâendoctrinement de la jeunesseâ, de museler les éventuels éléments médiatiques dissidents, etc., à côté de cela, on trouve souvent la construction dâun système de croyances qui justifie que ce qui est fait est juste et bien. Câest tout à fait naturel, et câest aussi courant dans le secteur industriel que dans dâautres secteurs. [...] QUESTION : Peut-on dire que votre foi en la raison est intense ? CHOMSKY : Je nâai pas la foi, ni en cela ni en quoi que ce soit dâautre. QUESTION : Même pas en la raison ? CHOMSKY : Je nâutiliserais pas le terme âfoiâ... Je pense, câest tout. Je nâai pas foi en lâidée quâun jour, parce quâelle a été révélée, la vérité triomphera, mais nous nâavons pas dâautre choix que celui de continuer à avancer sur cette hypothèse, quel que soit le crédit quâon lui attribue. Il est plus quâintéressant de noter que lâattitude des dirigeants idéologues indique quâils partagent cette même croyance. Cela se retrouve, par exemple, dans les énormes efforts consentis pour dissimuler les évidences. Après tout, il serait plus simple de tout bonnement dire la vérité. Comment se fait-il que le système de propagande sâemploie à supprimer toute recherche touchant aux questions telles que le rôle du secteur de lâindustrie dans la politique étrangère ? Ou prenons lâhistoire contemporaine. Pourquoi lâhistoire terrible de lâintervention des EU en Amérique centrale et aux Caraïbes ne fait-elle pas partie des fondamentaux des programmes scolaires, afin que tout le monde apprenne que par exemple, des personnes vivent dans des conditions de quasi esclavage au Guatemala parce que la réforme agraire a été interrompue par le coup fomenté par la CIA en 1954, et que les interventions qui ont ensuite eu lieu sous Kennedy et Johnson ont servi à maintenir un Etat terroriste et tortionnaire jamais égalé dans le monde moderne? Pourquoi a-t-on omis dans les fondamentaux de lâhistoire moderne quâen Grèce dans les années 40, les EU, avec un certain fanatisme, ont organisé une campagne anti-insurrectionnelle meurtrière, en mettant dans des camps de rééducation plusieurs centaines de personnes ensuite torturées et assassinées ; quâils ont encouragé lâexpulsion de plusieurs centaines dâautres personnes, quâils ont détruit le mouvement syndical et politique et ont poursuivi les massacres ? Pourquoi ne le sait-on pas ? Il est très important de le savoir. Prenez le Vietnam. Quâen est-il ? Pourquoi tant dâefforts pour sâassurer que la réalité concernant lâattaque au sud Vietnam ne soit pas révélée, pour que les recherches ne soient pas entreprises ou si elles le sont, quâelles soient contestées ou remisées dans un coin afin quâelles nâintègrent jamais le courant dominant de lâinterprétation ou de lâéducation académique ? Pourquoi tant dâefforts pour cacher la réalité historique avec des fables sur la noblesse grandiose de nos intentions, ternie uniquement par les maladresses dues à notre naïveté et à notre bonté innocente ? Je pense que le système de propagande a une bonne raison de fonctionner ainsi. Il reconnaît par là que le public ne soutiendrait pas les politiques réellement menées. Dâoù lâimportance dâen empêcher toute connaissance ou compréhension. Pareillement, et câest un autre aspect du problème, il sâavère aussi important, dâessayer, autant que faire se peut, de mettre au jour la vérité sur ces sujets. Peut-être que si les gens connaissaient la vérité, ils soutiendraient tout de même ces mesures politiques. Bon, câest possible. Je suis sûr que les idéologues de la propagande, eux, ne le pensent pas [...] QUESTION : La force de ce système semble parfois extraordinaire mais on dénote à d'autres moments une espèce de faiblesse qui transparaît dans les malaises, la peur... CHOMSKY : Ce système se caractérise par un manque extrême de stabilité car il repose sur des mensonges. Tout système reposant sur le mensonge et sur la tromperie est par nature instable. Mais, dâun autre côté, de par sa résilience et du fait que les menaces pesant sur lui sont assez limitées et suffisamment marginales, lâinfluence du système de propagande demeure à la fois puissante et omniprésente. QUESTION : Le débat nâest-il pas limité par un déficit général de croyance dans les alternatives à notre mode de vie ? CHOMSKY : Accéder ne serait-ce quâau stade des discussions relatives aux alternatives est très difficile : il faut avant cela, parvenir à éliminer toutes les couches de mythes et dâillusions, les unes après les autres. Ceux de mes amis qui partagent mes centres dâintérêts et mes inquiétudes ont souvent critiqué mes travaux, peut-être à raison, en me faisant le reproche de critiquer des phénomènes trop superficiels si vous voulez. Beaucoup de mes écrits et de mes conférences portent avant tout sur les atrocités commises au Vietnam, en Amérique latine, au Moyen Orient, dans lâest du Timor, etc., et sur le tissu de mensonges que lâon a construit autour de ces événements. Ces événements ont une importance considérable du point de vue humain, mais ils sont superficiels techniquement parlant : ils sont consécutifs à des facteurs bien plus importants et bien plus profonds inhérents à notre société et à notre culture. La critique émise est que je devrais être plus attentif aux facteurs importants et aux moyens de les changer, en stratégie révolutionnaire par exemple. Je nâai pas cédé, à tort ou à raison, mais je comprends bien lâidée. Supposez que lâon puisse inciter les EU à cesser les massacres et la répression dans lâest du Timor. Cela serait très important pour les habitants du Timor, sâils survivaient. Mais cela équivaudrait à appliquer un cataplasme sur une jambe de bois car ces événements se produiraient ailleurs. On peut toucher le public sur ces questions - quoique de manière très limitée car les médias et la presse ne le permettent pas. Lâest du Timor, ou le Vietnam sont des sujets que lâon peut aborder dâune manière que les gens comprennent, alors que les changements institutionnels ou la possibilité qui leur est offerte de jouer un rôle dans le changement des institutions revient à leur parler de la planète Mars. Je ne sais pas si vous voyez comment on peut aborder ce genre de question. Discuter ne suffit pas. Cela doit être du vécu, les aspirations et la compréhension doivent naître de lâexpérience, de la lutte et du conflit. Prenez lâexemple des délocalisations. Au moment où une firme est délocalisée du Connecticut à Taiwan, des questions telles que la prise de décisions des ouvriers, le contrôle des ouvriers peuvent être abordées, alors quâaborder ces questions lorsque le système fonctionne pourrait paraître relever de lâexotisme et de la théorie. Jâai un immense respect pour les gens qui le font. Il y a des milliers dâoccasions de soulever des questions qui suscitent raisonnement et considération et qui sont, somme toute, liées aux possibilités réellement offertes aux public, qui ne sont pas uniquement abstraites ou ésotériques, comme par exemple, une société alternative est-elle viable ? Y penser de manière abstraite est très difficile. Tout cela est trop éloigné des options qui se présentent aux gens pour quâils puissent sây intéresser. Pourtant, je pense que câest là le genre de questions qui devra être au centre des préoccupations des masses citoyennes si nous ne voulons plus nous contenter dâappliquer des cataplasmes sur des jambes de bois.
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