Howard ZinnNoam Chomsky |
Il mâest difficile dâécrire ces quelques mots sur Howard Zinn, le grand activiste et historien américain sâétant éteint il y a quelques jours. Il a été un ami proche pendant 45 ans, et nos familles lâétaient aussi. Sa femme Roz, emportée par un cancer il y a peu, était également une personne merveilleuse et une grande amie. Et cela mâattriste de constater quâune génération entière semble sâéteindre, avec la disparition de plusieurs autres amis de longue date : Edward Said, Eqbal Ahmed et dâautres, des érudits intelligents, productifs, mais aussi des militants engagés et courageux, toujours prêts à rendre service lorsquâon avait besoin dâeux. Et on avait souvent besoin dâeux ; câest une combinaison essentielle pour qui veut garder lâespoir dâune survie décente. Ce sont ses propres mots qui résument le mieux lâÅuvre et la vie remarquables dâHoward. Il expliquait quâil se préoccupait avant tout des « innombrables petites actions dâinconnus » à la base de « ces grands moments » qui rentrent dans les annales de lâhistoire â des annales profondément trompeuses et sérieusement démoralisantes une fois arrachées à ces racines et après être passées aux filtres de la doctrine et du dogme. Sa vie a toujours été profondément liée à ses écrits, interviews et exposés innombrables. Chacune de ses interventions visait, de façon altruiste, à donner du pouvoir aux inconnus permettant « ces grands moments ». Câest ce quâil a fait quand il était ouvrier syndiqué, comme à partir du jour - il y a 50 ans - où il est devenu enseignant à lâuniversité Spellman dâAtlanta, en Géorgie, un campus accessible à la petite élite noire de lâépoque. Lorsquâil a enseigné à Spellman, Howard a soutenu les étudiants à la pointe du mouvement des droits civiques, alors dans ses premiers et plus dangereux jours. Beaucoup dâentre eux ont accédé à une certaine célébrité par la suite (Alice Walker, Julian Bond et dâautres). Ils lâaimaient et le vénéraient, comme tous ceux qui le connaissaient bien. Fidèle à son habitude, lui ne sâest pas contenté de les soutenir â ce qui était déjà rare â , mais il a aussi participé directement à leurs périlleux efforts. La tâche était alors difficile : il nây avait pas de mouvement populaire organisé, tandis que lâhostilité du gouvernement sâest longtemps manifestée. Le soutien populaire a finalement explosé, en grande partie grâce aux courageuses actions des jeunes qui faisaient des sittings devant les réfectoires, conduisaient les « bus de la liberté » et organisaient des manifestations, bravant le racisme cruel, la violence et parfois la mort. Au début des années 1960, un mouvement populaire de masse a pris forme, avec Martin Luther King dans le rôle de dirigeant : le gouvernement se devait de réagir. Pour sanction de son courage et de son honnêteté, Howard a été exclu de lâuniversité où il enseignait. Quelques années plus tard, il a écrit lâouvrage de référence sur le SNCC (le comité de coordination non violente étudiante), principale organisation de ces « inconnus » dont les « innombrables petites actions » ont joué un si grand rôle dans la lame de fond ayant permis à King de jouer un rôle essentiel â comme je suis sûr quâil aurait été le premier à le dire. Ce qui a conduit notre pays à honorer les amendements constitutionnels du siècle précédent, lesquels avaient théoriquement accordé aux anciens esclaves les droits civils élémentaires (au moins partiellement, nul besoin dâinsister sur le long chemin restant à parcourir). Sur une note plus personnelle, jâai réellement découvert Howard lorsque nous nous sommes rendus ensemble à une manifestation en faveur des droits civiques à Jackson, dans le Mississippi - en 1964, je crois. Même à cette date tardive, la manifestation a suscité de violentes réactions de lâopinion publique (quand elle nâétait pas simplement indifférente), et a vu les autorités fédérales coopérer avec les forces de sécurité régionales, parfois de manière profondément choquante. Après avoir été exclu de lâuniversité dâAtlanta où il enseignait, Howard est venu à Boston, où sâest déroulée le reste de sa carrière académique. Il était sans conteste le plus admiré et aimé des membres de la faculté sur le campus ; et aussi la cible de lâopposition forcenée et des petitesses de lâadministration. Câest seulement des années plus tard, après sa retraite, quâil a bénéficié dâune reconnaissance officielle comparable au respect que lui ont toujours manifesté les étudiants, le personnel, la majeure partie de la faculté et la communauté universitaire en général. A Boston, Howard a rédigé des ouvrages qui lui ont apporté une renommée méritée. Son livre Logic of Withdrawal [1] (1967) a été le premier à exprimer clairement - et puissamment - ce que beaucoup commençaient à peine à envisager, à savoir que les Ãtats-Unis nâavaient aucune légitimité au Vietnam, même pour appeler à un règlement négocié. Ce dernier aurait permis à Washington de garder un pouvoir et un contrôle substantiel dans un pays que ses troupes avaient envahi et déjà largement détruit. Pour Howard, les Ãtats-Unis devaient adopter la solution à laquelle tout agresseur devrait se ranger : se retirer et permettre à la population de reconstruire dâune manière ou dâune autre, sur les décombres. Lâhonnêteté minimum consistait, selon lui, à payer des réparations massives pour les crimes - immenses en ce cas précis - commis par lâenvahisseur. Ce livre, Logic of Withdrawal, a eu une grande influence sur lâopinion, bien que son message ait été, jusquâà ce jour, difficilement compris dans les cercles éduqués de lâélite - une bonne indication de la quantité de travail restant à produire. Il est très significatif de noter que 70 % de la population considérait, à la fin de la guerre, le conflit comme « fondamentalement mauvais et immoral » et non comme une « erreur » ; un pourcentage remarquable si lâon considère que lâon pouvait alors à peine exprimer un soupçon de cette opinion dans la sphère dominante. Les écrits dâHoward â et, comme toujours, son omniprésence dans les manifestations et la résistance directe â ont été un élément fondamental pour civiliser une grande partie du pays. à cette époque, Howard sâest aussi affirmé comme lâun activistes essentiels du mouvement contestataire. Il a été lâun des premiers signataires de lâAppel à résister à lâautorité illégitime [2], et était si proche des activités de protestation quâil en a pratiquement été lâun des organisateurs. Il a également participé à la mise en place de "sanctuaires pour réfugiés" [3], actions qui ont galvanisé de manière remarquable le mouvement de protestation contre la guerre. Quel que soit le besoin â discours, participation à la désobéissance civile, soutien aux résistants, témoignage aux procès â Howard était toujours là . Son chef dâÅuvre intemporel, Une Histoire populaire des Ãtats-Unis, sâest révélé encore plus influent - sur le long terme - que ses écrits et son engagement contre la guerre ; lâouvrage a littéralement transformé la conscience dâune génération. Dans ce livre lucide, élargissant son champ de réflexion, Howard a soigneusement développé un message fondamental sur le rôle crucial de ces inconnus qui font progresser la paix et la justice. Il sây est également penché sur les victimes dâun pouvoir qui crée ses propres versions de lâhistoire et cherche à lâimposer. Plus tard, ses « Voix » issues de lâHistoire Populaire [4], adaptées avec succès à la télévision et au théâtre, ont transmis à un public nombreux les mots exacts de ces gens oubliés et ignorés ayant joué un rôle essentiel dans la création dâun monde meilleur. Personne nâest parvenu mieux quâHoward à peindre les actions et les voix de ces gens inconnus. En les faisant émerger des profondeurs où elles avaient été consignées, il a suscité de larges recherches historiques centrées sur les périodes critiques de lâhistoire américaine, et même dans dâautres pays ; un développement salutaire. Ce nâest pas tout à fait nouveau â il y a eu des enquêtes érudites sur des sujets particuliers par le passé â , mais rien de comparable à cette évocation ambitieuse et incisive de lâ « histoire par en bas » dâHoward, laquelle a permis de compenser des omissions fondamentales dans lâinterprétation et la transmission de lâhistoire américaine. Le dévouement dâHoward nâa jamais failli, même dans ses dernières années, quand il souffrait de graves infirmités et quâil a dû faire face à une douloureuse disparition. De cela, il ne laissait rien transparaître quand on le rencontrait ou quâon lâécoutait, infatigable, parler à des audiences captivées, aux quatre coins du pays. Partout où se déroulait un combat pour la paix et la justice, Howard était là , en première ligne, faisant preuve dâun enthousiasme indéfectible, dâune intégrité exemplaire, dâune sobre pudeur, dâéloquence et dâintuition, lançant des piques humoristiques à ses adversaire et prônant inlassablement la non-violence. Il est finalement difficile dâimaginer le nombre de jeunes gens dont les vies ont été bouleversées - et avec quelle intensité ! - par ses réalisations, dans son travail comme dans sa vie. Il y a des lieux où la vie et le travail dâHoward ont une résonance toute particulière. Lâun dâeux, qui devrait être mieux connu, est la Turquie. Je nâai pas dâexemple dâautres pays où des écrivains, artistes, journalistes, universitaires et intellectuels majeurs ont autant multiplié les preuves de courage et dâintégrité dans leur description des crimes de lâÃtat, ont pareillement adopté la désobéissance civile pour tenter de mettre fin à lâoppression et à la violence, ont risqué - et parfois enduré - une telle répression, avant de retourner à leur tâche. Ce sont des démarches admirables, uniques à ma connaissances, dont ce pays devrait être fier. Un combat qui devrait servir dâexemple, de même que la vie et lâÅuvre dâHoward Zinn forment un modèle inoubliable, un modèle qui laissera - à nâen pas douter - une marque permanente sur notre façon de comprendre lâhistoire et de mener une existence honorable et digne.
Notes [1] Logique du désengagement. [2] Publié en 1967, il a recueilli plus de 20 000 signatures. [3] Sanctuary Actions en VO. Je te copie-colle ici lâexplication de lâexpression par la lumineuse Pièce Détachée : référence à lâinitiative du Révérend William Sloane Coffin Jr. (1924-2006), pasteur protestant et ami dâHoward Zinn, qui, en 1967, exerçait son ministère à Battell Chapel, lieu de culte de lâUniversité de Yale. Il proposa dâaccueillir en ce sanctuaire les réfractaires à la conscription qui refusaient de participer à la guerre du Vietnam et rassemblaient leurs cartes de conscrits pour les envoyer en vrac au Ministère de la Justice. [4] Référence au livre quâHoward Zinn a réalisé avec Anthony Arnove : Voices of a peopleâs history of the United State, un recueil de discours et écrits de centaines de personnalités telles que Martin Luther King Jr., Sacco and Vanzetti, Patti Smith, Bruce Springsteen, Mark Twain, Malcolm Xâ¦, ainsi que de personnages moins connus. A priori inédit en français. |