Le terrorisme et la réponse appropriéeIntervention américaine en Afghanistan Noam Chomsky |
Le 11 septembre 2001 restera indubitablement comme une date clé dans les annales du terrorisme. Partout à travers le monde, ces actes terribles ont été condamnés et considérés comme de graves crimes contre lâhumanité. On appelle quasi universellement tous les Ãtats « à débarrasser le monde des êtres malfaisants », et lâon sâaccorde à penser que « le fléau diabolique du terrorisme » â en particulier du terrorisme international soutenu par certains Ãtats â est un véritable virus propagé par les « adversaires sournois de la civilisation » et quâil constitue un « retour à la barbarie » parfaitement intolérable. Mais derrière le considérable soutien à ces propos émis par différents responsables politiques américains â respectivement George W. Bush, Ronald Reagan et son secrétaire dâÃtat George Schultz [1] â, les appréciations divergent sur la question précise de la réponse appropriée aux crimes terroristes et sur celle, plus générale, de leur nature véritable. Pour répondre à cette dernière question, la définition américaine officielle du terrorisme évoque « lâusage calculé, en vue dâatteindre des objectifs de nature politique, religieuse ou idéologique, de la violence, de la menace de violence, [â¦] de lâintimidation, de la coercition ou de la peur [2] ». Cette définition officielle laisse néanmoins en suspens bien des interrogations, parmi lesquelles celles touchant à la légitimité des actes ayant pour objectif de garantir « le droit à lâautodétermination, à la liberté et à lâindépendance â tel quâil découle de la Charte des Nations unies â des peuples privés de ce droit par la force, [â¦] et notamment des peuples qui sont soumis à des régimes coloniaux ou racistes ainsi quâà une occupation étrangère ». Même dans sa plus ferme résolution consacrée à la dénonciation du terrorisme, lâAssemblée générale des Nations unies reconnaît la légitimité de tels actes [3]. Pour expliquer leur opposition à cette résolution, les Ãtats-Unis et Israël se référaient au passage même que nous venons dâévoquer et qui avait pour but, selon eux, de légitimer la résistance au régime sud-africain, allié des ÃtatsUnis, qui avait plus dâun million et demi de morts sur la conscience et avait occasionné environ soixante milliards de dollars de dommages aux pays voisins entre 1980 et 1988, sans compter son comportement dans les affaires intérieures. La résistance au régime était essentiellement conduite par le Congrès national africain (ANC), dirigé par Nelson Mandela. En 1988, lâANC était qualifié par le Pentagone de « groupe terroriste notoire », contrairement au RENAMO sud-africain, que ce même Pentagone considérait comme un simple « mouvement de révolte indigène », tout en reconnaissant quâil avait pu assassiner environ 100 000 personnes au Mozambique voisin au cours des deux années précédentes [4]. La résolution de lâONU était également suspectée de justifier la résistance à lâoccupation militaire israélienne et à la politique dâannexion des territoires occupés menée par Israël ainsi quâà ses pratiques violentes soutenues par les Ãtats-Unis et leur aide diplomatique, destinée à contrer le consensus international maintes fois réaffirmé en faveur dâun accord de paix [5]. Bien quâelle ne soit jamais utilisée [6], la définition officielle américaine me semble parfaitement adaptée à la question que nous traitons ici â et ce malgré des divergences fondamentales, mais qui apportent justement certaines lumières sur la nature du terrorisme telle quâon peut la concevoir selon le point de vue que lâon adopte. Venons-en à la question de la réponse appropriée. Dâaucuns prétendent que le terrorisme est un mal « absolu » et quâil mérite donc dâêtre traité en retour selon la « doctrine absolue de la réciprocité » [7]. Ce qui signifie le recours à de féroces opérations militaires répondant parfaitement à la théorie de Bush, favorablement commentée dans le même ouvrage universitaire, consacré à The Age of Terror : « Si vous protégez un terroriste, vous êtes un terroriste ; si vous aidez et assistez un terroriste, vous êtes un terroriste â et vous serez traité comme tel. » Cette publication reflète lâopinion des Occidentaux cultivés qui considèrent que la réponse anglo-américaine est appropriée et même parfaitement « calibrée ». Mais lâamplitude de ce consensus semble singulièrement limitée si lâon en juge par les données disponibles auxquelles nous reviendrons plus loin. De manière générale, il est assez difficile de trouver quelquâun qui accepte lâidée que des bombardements massifs constituent une réponse appropriée aux crimes terroristes â que ce soient ceux du 11 septembre ou dâautres encore pires, qui ne sont malheureusement pas difficiles à trouver. Du moins si lâon adopte le principe de lâuniversalité : si ce que fait autrui est mal (ou bien), câest également mal (ou bien) lorsque câest nous qui agissons. Ceux qui ne se plient pas à cette exigence morale minimale â qui consiste à appliquer pour soi-même les principes que lâon applique aux autres, voire plus rigoureusement encore â ne méritent décidément pas dâêtre pris au sérieux lorsquâils parlent du caractère approprié de la réponse au terrorisme, ou même de ce qui est juste ou injuste, voire du Bien et du Mal. Pour illustrer notre propos, considérons un cas qui, loin dâêtre le plus extrême, nâen a pas moins le mérite de ne souffrir aucune controverse â au moins de la part de ceux qui affirment respecter la loi internationale et les traités auxquels ils se sont soumis. Personne nâaurait soutenu le bombardement de Washington par le Nicaragua après que les Ãtats-Unis eurent rejeté la décision de la Cour internationale de justice leur ordonnant de mettre fin à leur « usage illégal de la force » à lâencontre de ce pays et de lui payer des dommages et intérêts substantiels. Au lieu de cela, les Ãtats-Unis décidèrent dâintensifier les actes de terrorisme international et même de les étendre, officiellement, en sâattaquant à des cibles civiles sans défense. Ils opposèrent également leur veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies demandant que tous les Ãtats respectent le droit international, et ils votèrent (avec le seul appui dâun ou deux Ãtats clients) contre des résolutions du même genre à lâAssemblée générale des Nations unies. Les Ãtats-Unis rejetèrent la décision de la Cour internationale de justice sous prétexte que dâautres nations nâétaient pas dâaccord avec eux et quâils devaient en conséquence se « réserver le pouvoir de décider [eux-mêmes] des cas particuliers dans lesquels la Cour peut [leur] imposer sa juridiction » et ceux qui relèvent « fondamentalement de la juridiction proprement américaine » [8]. Dans le cas dont nous parlons, il sâagissait dâagressions terroristes contre le Nicaragua [I]. Pendant ce temps, Washington continuait de saboter les efforts régionaux destinés à parvenir à un règlement pacifique de la question, en suivant la doctrine édictée par le très modéré secrétaire dâÃtat américain George Schultz : les Ãtats-Unis doivent « éradiquer » le cancer nicaraguayen par la force. Et Washington poursuivit cette politique alors même que les présidents des pays dâAmérique centrale étaient parvenus à se mettre dâaccord sur un plan de paix en 1987, malgré de vigoureuses objections émises par les Américains. Ces accords dâEsquipulas demandaient que tous les pays de la région sâouvrent plus franchement à la démocratie et au respect des droits de lâhomme sous la supervision de la communauté internationale et insistaient sur le fait que « lâélément fondamental » de cet accord était la fin de lâagression américaine contre le Nicaragua. Washington répondit en intensifiant au maximum cette même agression et en triplant le nombre de livraisons aéroportées effectuées par la CIA au profit de la Contra. Après sâêtre tenu à lâécart de cet accord et le sabotant donc dans les faits, Washington fit en sorte que les régimes qui lui devaient tout agissent de même. Le gouvernement américain alla jusquâà user de son pouvoir effectif â et absolument pas symbolique â pour démanteler lâInternational Verification Commission sous le prétexte que ses conclusions étaient inacceptables. Les Ãtats-Unis obtinrent également que le plan Esquipulas soit revu afin dâautoriser leurs Ãtats clients dans la région à poursuivre leurs crimes terroristes. Ces crimes surpassaient même, et de loin, la guerre dévastatrice menée par les ÃtatsUnis contre le Nicaragua, qui fit pourtant des dizaines de milliers de morts et provoqua la ruine peut-être irréversible du pays. Poursuivant la doctrine politique de Schultz, les Ãtats-Unis usèrent de menaces pour contraindre le gouvernement du Nicaragua à abandonner ses demandes de dommages et intérêts, qui avaient pourtant été acceptées par la Cour internationale de justice [9]. Il ne pourrait guère y avoir dâexemple plus évident du terrorisme international tel quâon le définit officiellement ou dans les milieux intellectuels : des opérations destinées à « démontrer par lâusage dâune violence apparemment aveugle que le régime en place nâest pas en mesure de protéger la population supposée être placée sous son autorité », provoquant ainsi non seulement un sentiment « dâangoisse, mais une disparition des liens qui fondent lâordre social établi » [10]. Durant toutes ces années, le terrorisme dâÃtat pratiqué dans dâautres endroits dâAmérique centrale peut être considéré comme un terrorisme international aussi bien par le rôle décisif quây jouaient les Ãtats-Unis que par ses objectifs exprimés dans certaines occasions de la façon la plus claire â comme, par exemple, par lâÃcole militaire des Amériques, qui forme la plupart des officiers dâAmérique latine et sâenorgueillit du fait que « la théologie de la libération [â¦] ait été défaite avec le soutien de lâarmée américaine [11] » [II]. à lâévidence, il devrait donc sâensuivre que seuls ceux qui soutiennent lâidée de bombardements sur Washington pour punir ces crimes de terrorisme international â câest-à dire absolument personne â acceptent la « doctrine absolue de la réciprocité » en réponse aux atrocités terroristes ou considèrent que les bombardements massifs y répondent de manière appropriée et même parfaitement « calibrée ». Considérons certains des arguments juridiques qui ont été avancés pour justifier le bombardement anglo-américain de lâAfghanistan. Je ne considérerai pas ici leur validité mais leurs conséquences si lâon sâen tient au principe moral de lâuniversalité. Christopher Greenwood prétend que les Ãtats-Unis ont le droit de « se défendre » contre « ceux qui sèment effectivement la mort et la destruction ou qui menacent de le faire ». Il invoque pour ce faire la décision de la Cour internationale de justice dans le cas du Nicaragua [12]. Le passage auquel il fait référence sâapplique pourtant bien plus évidemment à la guerre menée par les Ãtats-Unis contre le Nicaragua quâaux talibans ou à Al-Qaida. Ainsi, avoir recours à ce texte pour justifier les bombardements intensifs sur lâAfghanistan et les opérations sur le terrain, câest reconnaître que le Nicaragua aurait dû être autorisé à se lancer dans des opérations armées encore plus sévères contre les Ãtats-Unis [III]. Un autre éminent professeur de droit international, Thomas Franck, reconnaît le bien-fondé de la réplique anglo-américaine sous prétexte quâ« un Ãtat est tenu responsable pour avoir permis que lâon utilise son territoire pour porter des attaques contre un autre Ãtat et doit en accepter les conséquences » [13]. Cela semble assez juste et pourrait certainement sâappliquer aux Ãtats-Unis eux-mêmes dans les cas du Nicaragua, de Cuba et de bien dâautres pays. Inutile de préciser que, dans aucun de ces cas, on nâaurait toléré la moindre velléité de se « défendre » par la violence contre de tels agissements continuels semant la « mort et la destruction ». Je parle dâagissements effectifs et non de simples menaces. Le même raisonnement vaut pour dâautres positions, pourtant plus nuancées, concernant la réponse appropriée aux crimes terroristes. Michael Howard, expert en histoire militaire, propose « une opération de police menée sous lâégide des Nations unies [â¦] contre une conspiration criminelle dont les membres devraient être pourchassés et traînés devant une cour internationale afin dây être jugés dans les formes et condamnés à une peine appropriée sâils étaient reconnus coupables ». Proposition fort raisonnable, bien quâil soit proprement impensable de voir cette proposition appliquée un jour de manière universelle. Le directeur du Center of Politics of the Human Rights de Harvard estime pour sa part que « la seule réponse raisonnable aux actes de terrorisme [serait] un travail dâenquête honnête suivi dâun procès en justice, le tout appuyé par un emploi résolu, ciblé et incessant de la force armée contre ceux qui ne peuvent â ou ne veulent pas comparaître devant la justice » [14]. Tout cela est à nouveau fort sensé si le recours à la force nâest envisagé quâune fois tous les moyens légaux épuisés. Quoi quâil en soit, ce conseil ne sâapplique pas aux événements du 11 septembre (les Ãtats-Unis ayant refusé de fournir les preuves demandées et repoussé toute proposition de transfert des suspects faits par le régime des talibans). En revanche, ici encore, cette proposition sâapplique parfaitement au cas du Nicaragua. Comme elle sâapplique dâailleurs aussi à dâautres situations. Prenons le cas dâHaïti, qui a fourni un très grand nombre de preuves à lâappui de sa demande dâextradition dâEmmanuel Constant, commandant des troupes qui firent des milliers de morts sous le régime de la junte militaire que les Ãtats-Unis avaient, en son temps, tacitement soutenue (sans parler, bien entendu, des régimes antérieurs). Ces demandes aux Ãtats-Unis sont restées lettre morte â à cause, probablement, de ce que Constant pourrait être conduit à dévoiler sâil venait jamais à être jugé. La demande dâextradition la plus récente date du 30 septembre 2001, câest-à -dire de lâépoque même à laquelle les Américains exigeaient que les talibans leur livrent Ben Laden [15]. Cette coïncidence passa parfaitement inaperçue, suivant le fameux principe selon lequel même la moindre des exigences morales doit être fermement rejetée. Pour en revenir à la « réponse raisonnable » de Howard, demander quâon ait recours à « une opération de police menée sous lâégide des Nations unies » â même dans les situations où elle serait clairement justifiée â nâengendrerait que fureur et mépris. Dâautres encore ont formulé des principes plus généraux pour légitimer la guerre américaine en Afghanistan. Deux universitaires dâOxford proposent un principe de « proportionnalité » : « Lâampleur de la réponse sera déterminée par lâampleur de la transgression que lâagresseur commet contre les valeurs fondamentales de la société agressée. » Dans le cas des Ãtats-Unis, ce serait « la liberté de chercher à améliorer sa situation personnelle dans le cadre dâune société pluraliste et au travers de lâéconomie de marché » qui aurait été sournoisement attaquée le 11 septembre 2001 par « des agresseurs [â¦] dotés dâune éthique divergeant de celle de lâOccident ». Puisque « lâÃtat afghan sâest rangé du côté de lâagresseur » et refuse de se soumettre aux exigences américaines et de livrer les suspects, « les Ãtats-Unis et leurs alliés, obéissant au principe dicté par lâampleur de la transgression, pourraient moralement et de manière parfaitement justifiée avoir recours à lâusage de la force contre le gouvernement des talibans » [16]. Si lâon revient à notre principe de lâuniversalité, il sâensuit quâHaïti et le Nicaragua peuvent « moralement et de manière parfaitement justifiée avoir recours » à un usage de la force bien plus sévère contre le gouvernement américain. Ces conclusions valent aussi pour dâautres situations, qui vont de crimes plus graves encore jusquâà certaines petites escapades du terrorisme dâÃtat « à lâoccidentale », comme le bombardement, ordonné en 1998 par Clinton, de lâusine pharmaceutique soudanaise dâAl-Shifa, qui fit « plusieurs dizaines de milliers de morts [IV] », selon lâambassadeur allemand en poste au Soudan et dâautres sources autorisées dont les estimations recoupent celles dâautres observateurs dignes de foi [17]. Selon le principe de proportionnalité évoqué précédemment, le Soudan peut donc légitimement se livrer à des représailles de nature terroriste de grande ampleur. Surtout si lâon accorde que cet acte perpétré par lâ« Empire » a eu de si « dramatiques conséquences pour lâéconomie et la société » soudanaises que ce crime peut être considéré comme dâune plus grande gravité que les attentats du 11 septembre, qui, bien que parfaitement dramatiques, nâont pas causé de dégâts comparables à la société et à lâéconomie américaines [18]. Au sujet du bombardement de lâusine soudanaise, on se contente la plupart du temps de se demander si on a vraiment cru quâelle produisait des armes chimiques. Que la réponse soit positive ou négative, elle ne modifie en rien « lâampleur de la transgression que lâagresseur [a commis] contre les valeurs fondamentales de la société agressée » â son existence même en lâoccurrence. On prétend également souvent que les pertes humaines nâétaient pas préméditées comme dans tant dâautres crimes que nous dénonçons si justement. Pourtant, dans le cas du Soudan, il est difficile de croire que les conséquences probables sur les vies humaines aient été ignorées de ceux qui préparèrent cette opération. Cet acte ne peut être excusé quâen faisant appel au principe hégélien qui ferait des Africains de « simples choses » dont les vies nâauraient « pas de valeur ». Cette attitude sâaccorde si bien avec les actes pratiqués quâil est difficile pour les victimes de lâignorer, et que celles-ci sont alors en droit dâen tirer leurs propres conclusions quant à la « rigueur morale de lâOccident ». Un collaborateur de la publication universitaire déjà citée, Charles Hill, admettait que le 11 septembre ouvrait la seconde « guerre contre le terrorisme ». La première avait été déclarée, il y a de cela vingt ans, par lâadministration Reagan dès son accession au pouvoir. Et « nous avons gagné », proclame triomphalement Hill, bien que lâhydre terroriste nâait été que blessée et non terrassée [19]. La première « ère terroriste » devait sâavérer un des problèmes principaux de la politique internationale tout au long de la décennie 1980, en particulier en Amérique centrale mais aussi au Moyen-Orient. Câest dâailleurs le terrorisme dans cette dernière région du monde que les éditorialistes ont choisi comme événement principal de lâannée 1985. Ils lui conservent une place de premier choix dans leurs commentaires sur les années suivantes. On peut comprendre pas mal de choses de la guerre actuelle contre le terrorisme en étudiant attentivement cette première période et la manière dont on en parle aujourdâhui. Lâun des plus éminents spécialistes en la matière qualifie les années 1980 de décennie du « terrorisme dâÃtat ». Une décennie « de soutien continuel ou de âsponsorisationâ du terrorisme par les Ãtats, en particulier lâIran et la Libye ». Câest pour cette raison que les Ãtats-Unis ont été tenus dâadopter une « position âpréventiveâ à lâégard du terrorisme ». Dâautres recommandent les méthodes grâce auxquelles « nous avons gagné » : câest-à -dire ces mêmes opérations militaires pour lesquelles nous avons pourtant été condamnés par la Cour internationale de justice et le Conseil de sécurité des Nations unies (avec veto américain bien sûr). Ce que nous avons fait dans le cas du Nicaragua est un modèle « pour le soutien à apporter aux adversaires des talibans (en particulier à lâAlliance du Nord) ». Un autre éminent historien va chercher les racines enfouies du terrorisme pratiqué par Oussama Ben Laden jusquâau SudVietnam, où « lâefficacité de la terreur viêt-cong contre le Goliath américain muni des armes les plus sophistiquées a pu nourrir lâespoir que le cÅur même de lâOccident était également vulnérable » [20]. Comme à lâordinaire, toutes ces analyses montrent les Ãtats-Unis comme une malheureuse victime contrainte de se défendre contre le terrorisme des autres : des Vietnamiens (au Sud-Vietnam), des Nicaraguayens (au Nicaragua), des Libyens et des Iraniens (si ces derniers avaient eu à se plaindre des Américains, personne ne sâen était aperçu apparemment), et dâautres factions anti-américaines à travers le monde. Cependant, tout le monde ne voit pas les choses de la même manière. La région du monde la plus intéressante à cet égard est lâAmérique latine, qui a une considérable expérience en matière de terrorisme international. Les attentats du 11 septembre 2001 y furent fermement condamnés, non sans éveiller toutefois certains souvenirs. Selon le Research Journal de lâuniversité jésuite de Managua, les événements du 11 septembre évoquent lâ« Armageddon », mais le Nicaragua a, par la faute des Ãtats-Unis, « lui aussi connu lâArmageddon sur une longue période, et il en supporte encore aujourdâhui les effets mortels ». Dâautres remontent encore plus loin dans le temps, jusquâà la formidable épidémie de terrorisme dâÃtat qui balaya le continent tout entier à partir du début des années 1960 et dont la responsabilité revient à Washington. Un journaliste panaméen sâest joint, dans son pays, à la condamnation générale des attentats du 11 septembre, en rappelant tout de même la mort de plusieurs milliers de miséreux, lorsque le père du président actuel avait fait bombarder le quartier de Chorillo, en décembre 1989, au cours de lâopération dite « Juste Cause », entreprise dans le seul but dâenlever un homme de main désobéissant afin de le condamner à la prison à vie pour des crimes quâil avait le plus souvent commis à lâépoque où la CIA le rétribuait grassement. Lâécrivain uruguayen Eduardo Galeano fit remarquer que, si les Ãtats-Unis prétendent sâopposer au terrorisme, ils le soutiennent, de fait, un peu partout, y compris en « Indonésie, au Cambodge, en Iran, en Afrique du Sud [â¦] et dans les pays dâAmérique latine qui ont dû subir la sale guerre entreprise avec le plan Condor », mis en place par les dictatures militaires sud-américaines qui faisaient régner la terreur avec le soutien des Ãtats-Unis [21]. Ces remarques nous ramènent à la seconde cible importante de la première « guerre contre le terrorisme » : le Proche-Orient. Le plus grand crime commis dans cette région fut sans conteste lâinvasion du Liban par Israël en 1982, qui fit près de 20 000 morts et laissa lâensemble du pays en ruine, et en particulier la capitale, Beyrouth. Comme les attaques meurtrières et dévastatrices de 1993 et de 1996 ordonnées par Rabin et Peres, lâinvasion de 1982 ne pouvait guère se justifier par une quelconque nécessité de se défendre. Le chef dâétat-major israélien, Rafael Eitan, ne fit quâexprimer clairement ce que tout le monde savait lorsquâil annonça que lâobjectif de cette invasion était de « détruire lâOLP en tant que partenaire possible dans des négociations concernant la Terre dâIsraël » [22]. Illustration presque littérale du terrorisme tel quâil est officiellement défini. Lâobjectif « était dâinstaurer un régime ami et de détruire lâOLP de M. Arafat », selon le correspondant du New York Times au Moyen-Orient. « On pense, sur place, que cela pourrait persuader les Palestiniens dâaccepter lâautorité des Israéliens sur la Cisjordanie et sur la bande de Gaza », poursuivait-il [23]. Nous avons sans doute, ici, la première mention dans les médias dominants américains de faits parfaitement assumés dès le départ en Israël, mais que lâon ne trouvait aux ÃtatsUnis que dans des ouvrages plus critiques. Ces opérations qui furent menées avec lâaide militaire et le soutien diplomatique cruciaux des administrations Reagan et Clinton entrent donc dans la définition du terrorisme international. Les Ãtats-Unis furent aussi impliqués directement dans dâautres crimes terroristes qui frappèrent la région au cours des années 1980, y compris dans les terribles attentats terroristes de la fameuse année 1985 : attentat à la voiture piégée organisé avec lâaide de la CIA à Beyrouth, qui fit environ 80 morts et 250 blessés ; bombardement de Tunis avec ses 75 morts, ordonné par Shimon Peres, encouragé par les Ãtats-Unis et fort prisé par le secrétaire dâÃtat George Schultz, bien quâunanimement condamné et qualifié par le Conseil de sécurité des Nations unies dâ« agression armée » (les Ãtats-Unis sâabstenant) ; et, toujours sous lâégide de Peres, les opérations lancées contre les « villages terroristes » au Liban, qui atteignirent de nouveaux records de « brutalité calculée et dâassassinats arbitraires », selon les propres termes dâun diplomate occidental familier de la région, propos amplement confirmés par les témoignages directs [24]. Répétons-le, tout cela relève du terrorisme international sinon du crime de guerre aggravé. Dans les milieux journalistiques et universitaires, 1985 passe pour la pire année du point de vue du terrorisme au Moyen-Orient. Bizarrement, ce nâest pas du fait des événements que nous venons dâévoquer mais à cause de deux autres attentats terroristes, qui causèrent à chaque fois la mort dâun individu â dans les deux cas, un Américain [25]. Mais les autres victimes nâoublient pas facilement. Cette histoire très récente a dâautant plus de signification que certains protagonistes de la nouvelle « guerre contre le terrorisme » jouaient déjà un rôle important dans la précédente. Le versant diplomatique de la guerre actuelle est confié à John Negroponte, ambassadeur de Reagan au Honduras, qui servit de base arrière aux crimes terroristes pour lesquels le gouvernement avait été condamné par la Cour internationale de justice et pour les autres actes de terrorisme dâÃtat soutenus par les Ãtats-Unis en Amérique centrale. Ces activités firent des « années Reagan, la plus terrible décennie quâait vécue lâAmérique centrale depuis la conquête espagnole [26] », et tout cela sous la supervision de Negroponte [V]. Quant au versant militaire de la nouvelle guerre contre le terrorisme, il a été confié à Donald Rumsfelf, envoyé spécial de Reagan au Moyen-Orient aux pires moments quâait vécus cette région en matière de terrorisme initié ou soutenu par le gouvernement américain. Soulignons au passage que les atrocités de ce genre nâont pas cessé au cours des années suivantes. La contribution de Washington à « lâintensification de la violence » dans le conflit israélo-arabe se poursuit. Forgée par le président Bush lui-même, cette expression vise, suivant la rhétorique en vigueur, le terrorisme des autres. Il suffit toutefois de sortir de cette routine pour trouver dâautres exemples assez significatifs de lâattitude américaine. On peut, par exemple, renforcer la violence en y participant : livrer des hélicoptères destinés à attaquer des cibles civiles ou lancer des opérations meurtrières â comme les Ãtats-Unis le font régulièrement sans en ignorer les conséquences. On peut aussi bloquer lâenvoi dâune force internationale destinée à sâinterposer dans les conflits. Les Ãtats-Unis ont, dernièrement, fait connaître leur position en ce domaine, en opposant leur veto à la résolution du Conseil de sécurité du 14 décembre 2001, qui prévoyait le déploiement des casques bleus. Commentant le retour dâArafat à un statut à peine plus enviable que celui dâun Ben Laden ou dâun Saddam Hussein, la presse nous apprend que le président Bush a été « extrêmement irrité [par] le durcissement de dernière minute de la position palestinienne [â¦] concernant lâenvoi dâune force dâinterposition internationale dans les territoires palestiniens, décidé par une résolution prise par le Conseil de sécurité des Nations unies ». Bush semble donc avoir été « extrêmement irrité » par le fait quâArafat se joigne au reste du monde pour exiger que lâon mette en Åuvre les moyens de lutter contre le terrorisme [28]. Dix jours avant dâopposer leur veto à lâintervention dâune force internationale, les Ãtats-Unis avaient boycotté â autrement dit, saboté â la conférence internationale de Genève destinée à réaffirmer la validité de la quatrième convention de Genève pour la question des territoires occupés, ce qui aurait permis de qualifier la plupart des activités israélo-américaines dans cette région de crimes et même â lorsquâil sâagit dâ« infractions graves », comme le sont beaucoup dâentre elles â de véritables crimes de guerre. Cela inclut la colonisation israélienne financée par les Ãtats-Unis et lâ« homicide intentionnel, la torture, la déportation illégale, la privation du droit dâêtre jugé régulièrement et impartialement, la destruction et lâappropriation de biens [â¦] exécutées de façon illicite et arbitraire » [29]. Cette convention, à lâorigine destinée à formellement criminaliser les crimes commis par les nazis dans une Europe occupée, est un des principes fondamentaux du droit humanitaire international. Sa validité dans le cas des territoires occupés par les Israéliens a été confirmée à plusieurs reprises, par George Bush lui-même en 1971², alors quâil était ambassadeur auprès des Nations unies, et en 1980 par plusieurs résolutions du Conseil de sécurité adoptées à lâunanimité, qui accusaient Israël (soutenu par les Ãtats-Unis) de « violations flagrantes » de la convention de Genève (abstention des Ãtats-Unis). Ces résolutions appelaient également Israël à « faire scrupuleusement face à ses responsabilités au regard de la quatrième convention de Genève », quâil violait à lâépoque de façon flagrante. En leur qualité de hautes parties contractantes, les Ãtats-Unis et les puissances européennes sont tenus par un traité solennel de poursuivre et de se saisir des responsables de tels crimes même lorsquâil sâagit de leurs propres dirigeants sâils y ont pris part. En sâobstinant à ne pas obéir à cette obligation, ils renforcent le terrorisme directement et de manière significative. Mais revenons à la question de la réponse appropriée aux attentats terroristes, et en particulier à ceux du 11 septembre. On pense communément que la réaction angloaméricaine a bénéficié dâun considérable soutien international. Mais ceci nâest vrai que si lâon sâen tient à lâopinion des élites. Un sondage international (Gallup) a dâailleurs démontré que seule une minorité soutenait dâemblée lâopération militaire alors quâune majorité de sondés se déclaraient plutôt favorables à un processus diplomatique [30]. En Europe, les réponses favorables à lâoption militaire allaient de 8 % en Grèce à 29 % en France. En Amérique latine, le soutien aux opérations militaires américaines était encore plus faible : de 2 % au Mexique à 16 % au Panamá. Quant au pourcentage des sondés qui soutenaient lâidée de frappes visant des cibles civiles, il était extrêmement faible. Même dans les deux pays qui soutenaient le plus fermement la politique américaine (Israël et lâInde â on comprend aisément pourquoi), une importante majorité des personnes interrogées sâopposaient aux bombardements. Il y avait donc au contraire une méfiance considérable vis-à -vis de lâattitude américaine. Les effets prévisibles de la politique américaine sur la population afghane furent en revanche parfaitement ignorés des sondages et de la plupart des commentaires sur la question. Des millions dâAfghans connaissaient déjà une quasi-famine avant le 11 septembre. Ãtait-ce alors vraiment une réponse appropriée que dâexiger du Pakistan lâarrêt « des convois qui fournissaient lâessentiel de la nourriture ainsi que dâautres produits de première nécessité à la population civile afghane » ? et provoquer le départ des organisations humanitaires, laissant ainsi « des millions dâAfghans [â¦] en grand danger de mourir de faim » ? Les organisations humanitaires émirent de vigoureuses protestations (réitérées à la fin de la guerre) contre cette politique, lâaccusant de préparer une grave crise humanitaire [31]. Bien entendu, les opérations ne devraient être évaluées que par rapport à ce quâon en attendait. Cela devrait être évident. Mais les effets réels de celles-ci ne sont pas près dâêtre connus, même approximativement, tant on enquête toujours très attentivement sur les crimes des autres mais jamais sur les nôtres. On peut néanmoins extraire quelques indications des rapports successifs qui ont évalué la part de la population nécessitant une aide alimentaire dâurgence : 5 millions dâindividus avant le 11 septembre pour 7,5 millions à la fin du même mois pendant les bombardements ; six mois plus tard, ils étaient ï¹ millions qui ne souffraient pas tant du manque de nourriture (lâaide alimentaire avait été rapidement organisée) que des difficultés de la distribuer dans un pays retombé aux mains des chefs de clans [32]. On ne connaît pas dâétude digne de confiance sur lâopinion publique afghane durant la guerre, pourtant nous ne manquons pas totalement dâinformations à ce sujet. Dès le départ, le président Bush a averti les Afghans quâils seraient soumis aux bombardements tant quâils nâauraient pas livré les individus que les Ãtats-Unis suspectaient de terrorisme. Trois semaines plus tard, les objectifs américains avaient changé. Il sâagissait désormais de renverser le régime des talibans : les bombardements se poursuivraient, annonça lâamiral Michael Boyce, « jusquâà ce que le peuple de ce pays comprenne quâil lui fallait changer de dirigeants » [33]. Soulignons que la question de savoir si le renversement du régime des talibans pouvait suffire à justifier les bombardements ne se posa même pas puisque cela ne devint un objectif américain que bien après le début de ces bombardements. Nous pouvons cependant nous interroger sur lâopinion de certains Afghans à même dâêtre interrogés par les observateurs occidentaux sur les choix stratégiques des Américains â qui de toute façon répondent clairement à la définition officielle du terrorisme international. Alors que, à la fin du mois dâoctobre 2001, lâobjectif principal de la guerre devint le renversement du régime, un millier de responsables afghans se réunirent à Peshawar. Certains revenaient dâexil, dâautres arrivaient dâAfghanistan, mais tous souhaitaient renverser le régime taliban. La presse y vit un des « rares exemples dâunité entre chefs de communautés, universitaires islamistes, membres de différents partis et anciens commandants de la guérilla ». Ces personnalités afghanes prièrent unanimement « les Ãtats-Unis de mettre fin aux raids aériens ». Ils demandèrent également aux médias internationaux dâappeler à cesser le « bombardement dâindividus innocents ». Ils insistaient pour que dâautres moyens soient adoptés pour renverser le régime pourtant détesté des talibans. Ils pensaient en effet que cet objectif pouvait être atteint sans avoir recours au meurtre et à la destruction [34]. Un message de même teneur fut envoyé par le leader de lâopposition afghane, Abdul Haq, fort apprécié à Washington. Juste avant de pénétrer en Afghanistan â sans le soutien des Ãtats-Unis, semble-t-il â et dâêtre capturé puis assassiné, il avait condamné les bombardements et critiqué les Ãtats-Unis pour avoir refusé dâapporter leur soutien au projet quâil partageait avec dâautres de « provoquer une révolte au sein même des talibans ». Les bombardements ont « gravement nui à ce projet », déclara-t-il. Il faisait part de contacts pris avec des commandants talibans de la base et certains chefs de clans et ex-moudjahidines. Il expliquait comment une telle stratégie pourrait atteindre ses objectifs et demandait aux Ãtats-Unis de la soutenir financièrement et par dâautres moyens au lieu de lui nuire par leurs bombardements. Selon lui, les Ãtats-Unis voulaient faire une « démonstration de force, remporter une facile victoire et faire peur au monde entier ». Et Abdul Haq ajoutait : « Ils se moquent de la souffrance des Afghans et des pertes que nous aurons ici. » [35] Dans ce contexte, le sort des femmes afghanes éveilla un intérêt plutôt tardif. Après la guerre, on reconnut aisément le courage de celles qui avaient été à lâavant-garde de la défense des droits des femmes pendant près de vingt-cinq ans â au sein de la RAWA (Revolutionary Association of the Women of Afghanistan). Une semaine avant le début de la campagne de bombardements, le 11 octobre 2001, la RAWA publia une déclaration publique qui nâaurait pas dû être seulement un bon coup éditorial mais faire la une des journaux partout où le sort des femmes afghanes était une véritable source dâinquiétude. Les femmes de la RAWA condamnaient le recours « au fléau de la guerre de destruction » au moment même où les Ãtats-Unis se lançaient « dans une opération de grande envergure contre [leur] pays », qui allait causer de terribles souffrances à de nombreux Afghans innocents. Pour leur part, elles appelaient à « se débarrasser des talibans et dâAl-Qaida [⦠par] le recours à lâinsurrection générale » du peuple afghan luimême, qui seul pourrait « empêcher le retour de ce fléau qui sâest abattu sur notre pays ». Tout cela fut parfaitement ignoré. Il nâest pourtant pas forcément évident que ceux qui possèdent la force des armes soient autorisés à négliger lâopinion de ceux qui se battent pour leur liberté et pour les droits des femmes depuis de si longues années. Est-il également raisonnable de traiter avec un mépris évident leur souhait dâen finir de lâintérieur avec le régime détesté des talibans, sans recourir aux inévitables atrocités de la guerre ? Bref, une revue générale de lâopinion internationale, appuyée sur ce que nous savons de lâopinion afghane, permet de sérieusement relativiser lâimportance du consensus existant parmi les intellectuels occidentaux ainsi que la justice de leur cause. Demeure pourtant un conseil donné par ces élites qui reste tout à fait valable : il est en effet absolument nécessaire de sâinterroger sur les raisons des crimes terroristes du 11 septembre 2001. Cela au moins est parfaitement indiscutable â du moins pour ceux qui espèrent réduire les risques de voir de tels actes se répéter. Il y a la question particulière des motifs exacts qui ont inspiré les terroristes. Sur ce point, tout le monde tombe à peu près dâaccord. Les observateurs dignes de foi reconnaissent quâaprès lâinstallation de bases permanentes américaines en Arabie Saoudite « Ben Laden ne pensa plus quâaux moyens dâexpulser les Américains de la terre sainte dâArabie » et de débarrasser le monde musulman « des menteurs et des hypocrites » qui rejettent sa vision extrémiste de lâislam [36]. Lâaccord est tout aussi général sur le fait que, « à moins que lâon ne sâoccupe véritablement des conditions sociales, politiques et économiques sur lesquelles prospèrent Al-Qaida et dâautres groupes qui lui sont associés, les Ãtats-Unis et leurs alliés dâEurope de lâOuest ou dâailleurs continueront dâêtre la cible des terroristes islamistes » [37]. Ces conditions sont certes complexes, mais certains facteurs en sont néanmoins connus depuis longtemps. En 1958 â année cruciale dans lâhistoire de lâaprès-guerre â, le président Eisenhower informa son équipe que, dans le monde arabe, « les ÃtatsUnis [devaient] faire face à une campagne de haine à [leur] égard. Et ce, non pas tant de la part des gouvernements que des populations elles-mêmes ». Ces populations étaient « dans le camp de Nasser » et soutenaient son indépendantisme nationaliste et laïc. Les raisons de cette « campagne de haine » avaient été identifiées quelques mois plus tôt par le Conseil national de sécurité : « Aux yeux de la majorité des Arabes, les Ãtats-Unis semblent sâopposer à la réalisation des objectifs du nationalisme arabe. Ils pensent que les Ãtats-Unis cherchent à protéger leurs intérêts au ProcheOrient en préférant le statu quo et en sâopposant aux avancées économiques et démocratiques. » Cette opinion était dâailleurs parfaitement exacte : « Nos intérêts économiques et culturels dans cette région nous ont conduits à resserrer tout naturellement les liens que notre pays entretient avec les éléments du monde arabe dont les intérêts fondamentaux reposent sur le maintien de leurs relations avec lâOccident et celui du statu quo dans leurs affaires intérieures. [38] » Ce sentiment existe encore aujourdâhui. Tout de suite après le 11 septembre, le Wall Street Journal, rapidement imité par dâautres journaux, se mit à enquêter sur lâopinion des « musulmans fortunés » : banquiers, professions libérales, dirigeants de multinationales, etc. Sâils soutiennent en général assez fermement la politique américaine, ceux-ci ne sâen montrent pas moins amers quant au rôle des ÃtatsUnis dans la région â en particulier le soutien américain aux régimes brutaux et corrompus, qui nuit à la démocratie et au développement, et certaines politiques spécifiques à lâencontre, par exemple, de la Palestine et de lâIrak. Bien quâon ne puisse pas vraiment sonder lâopinion des habitants des villages et des bidonvilles de cette région, elle est sans doute similaire à celle évoquée à lâinstant â et même probablement plus violente. En effet, contrairement aux « musulmans fortunés », lâécrasante majorité de la population locale nâa jamais véritablement accepté que les ressources de la région profitent avant tout à lâOccident et à ses collaborateurs locaux au lieu de permettre de garantir la satisfaction de leurs besoins vitaux. Les « musulmans fortunés » reconnaissent avec regret que la rhétorique hargneuse de Ben Laden reçoit un écho considérable jusque dans leurs propres cercles, même si â faisant partie de ses principales cibles â ils le craignent et le détestent [39]. Il est indubitablement plus confortable de croire que la réponse au plaintif « Pourquoi nous détestent-ils ? » de George Bush se trouve dans leur ressentiment vis-à -vis de notre liberté et de notre amour de la démocratie ; ou dans une faillite culturelle pluriséculaire ; ou bien encore dans leur incapacité à jouer un rôle dans cette forme de « mon dialisation » dont ils bénéficient pourtant si heureusement. Confortable sans aucun doute, mais peu sage. Bien que parfaitement choquants, les attentats terroristes du 11 septembre nâétaient pas complètement imprévisibles. De telles organisations terroristes avaient déjà projeté des attentats tout au long des années 1990. En 1993, elles furent assez près de faire sauter le World Trade Center. Leurs modes de pensée étaient alors indubitablement familiers aux services de renseignements américains, qui avaient participé à leur recrutement, les avaient entraînées et armées depuis 1980 et continuaient à travailler avec eux alors même quâils sâen prenaient aux Ãtats-Unis eux-mêmes. Une commission du gouvernement hollandais enquêtant sur les massacres de Srebrenica a révélé que, à lâépoque où certains tentaient de faire sauter le World Trade Center, dâautres radicaux islamistes basés en Afghanistan et appartenant aux réseaux formés par la CIA étaient acheminés par les Ãtats-Unis vers la Bosnie, avec armes et bagages, en compagnie de combattants du Hezbollah soutenus par lâIran. Et tout cela à seule fin de soutenir le camp choisi par les Ãtats-Unis dans les conflits qui déchiraient les Balkans. Pour sa part, Israël (avec lâUkraine et la Grèce) armait les Serbes (probablement avec des armes fournies par les ÃtatsUnis) â ce qui explique pourquoi « des obus nâayant pas explosé à Sarajevo portent parfois des inscriptions en hébreu », comme lâobserve un spécialiste de sciences politiques, lâAnglais Richard Aldrich, à la lecture du rapport dâenquête du gouvernement hollandais [40]. Plus globalement, les actes terroristes du 11 septembre agissent comme un rappel spectaculaire de ce que nous savons depuis longtemps : avec la technologie moderne, les riches et les puissants ne détiennent plus, désormais, le quasi-monopole de la violence qui a marqué presque toute lâhistoire de lâhumanité. Bien quâil faille bien entendu craindre le terrorisme partout où il se présente, et quâil sâagisse indubitablement dâun intolérable « retour à la barbarie », il ne nous surprendra pas que les jugements sur sa nature véritable diffèrent très radicalement selon les expériences elles aussi diverses des protagonistes internationaux. Câest au péril de leurs vies que ceux que lâhistoire a habitués à une parfaite impunité lorsquâils commettaient de leur côté des crimes également abominables continueront dâignorer ce fait. Notes de l'éditeur et du traducteur I. La résolution du Conseil de sécurité à laquelle fut opposé un veto demandait que lâon se plie aux mandements de la Cour de justice internationale et, sans mentionner personne, appelait tous les Ãtats à « se garder de provoquer, de supporter et de promouvoir des actes politiques, économiques ou militaires de quelque nature que ce soit contre les Ãtats de cette région » (Elaine Sciolino, New York Times, 31 juillet 1986). II. Cette Ãcole des Amériques a par exemple formé six membres de la junte militaire qui renversa Salvador Allende en 1973. « Nous gardons le contact avec nos officiers diplômés et réciproquement », déclarait à un journaliste le commandant américain de lâécole (cité par Howard Zinn, Une histoire politique des Ãtats-Unis, op. cit.). [ndt] III. Greenwood se réfère au paragraphe 195 du jugement de la Cour de justice internationale dans le cas dit Nicaragua vs USA, mais la Cour nâutilisa pas ce paragraphe pour justifier sa condamnation du terrorisme américain, qui est à coup sûr plus approprié à ce cas quâà celui dont parle Greenwood dans son article. IV. Il sâagit ici des conséquences sanitaires de la destruction de toute capacité de production de médicaments. [nde] V. En juin 2004, après la restauration formelle de la souveraineté irakienne, Negroponte a pris la tête dâune ambassade américaine géante à Bagdad [27]. [nde] Notes générales 1. George Bush, cité par Rich Heffern, National Catholic Reporter, 11 janvier 2002. Ronald Reagan dans le New York Times du 18 octobre 1985 et George Schultz, département dâÃtat, cité dans Current Policy n° 589, juin 1984, et n° 629, octobre 1984. 2. « US Army Operational Concept for Terrorism Counteraction », fascicule du TRADOC, n° 525-537, 1984. 3. Résolution 42/159 du 7 décembre 1987 ; avec lâabstention du Honduras. 4. Lire Joseba Zulaika et William Douglass, Terror and Taboo, Routlegde, New York-Londres, 1996. Sur les activités dans cette région, lire « InterAgency Task Force, Africa Recovery Program/Economic Commission, in South Africa Destabilisation : The Economic Cost of Frontline Resistance to Appartheid, Nations unies, New York, 1989, cité par Merle Bowen, Fletcher Forum, hiver 1991. Sur la poursuite des relations commerciales américaines avec lâAfrique du Sud après les sanctions décidées par le Congrès en 1985 (malgré le veto de Reagan), lire Gay McDougall et Richard Knignt, in Sanctioning Apartheid, Robert Edgard (dir.), Africa World Press, Trenton, 1990. 5. Pour un tour dâhorizon des refus unilatéraux américains pendant trente ans, lire Noam Chomsky, introduction à Roane Carey, The New Intifada, Verso, Londres-New York, 2000. Pour plus de détails, se reporter aux sources indiquées. 6. Pour savoir pourquoi elle nâest jamais utilisée, lire Western State Terrorism, Alexander George (dir.), Polity Blackwell, Cambridge, 1991. 7. The Age of Terror : America and the World after September 11, introduction de Strobe Talbott et Nayan Chanda, Basic Books et le Yale University Centre for the Study of Globalisation, New York, 2001. 8. Abram Sofaer, « The United States and the World Cour », Current Policy, n° 769, décembre 1985. 9. George Schultz, « Moral Principles and Strategic Interests », Current policy, n° 820. Pour le témoignage de Schultz devant le Congrès, voir lâarticle de Jack Spence in Reagan versus Sandinistas, Thomas Walker (dir.), Westview, Londres, 1987. Pour un aperçu des pratiques destinées à miner les approches diplomatiques et de lâescalade du terrorisme international téléguidé par les Ãtats, se reporter à Noam Chomsky, Culture of Terrorism, South End, Boston, 1988 ; Necessary Illusions, South End, Boston 1989 ; Deterring Democracy, Verso, Londres-New York, 1991. Sur leurs conséquences, lire Repression, Resistance and Democratic Transition in Central America, Thomas Walker et Ariel Armony (dir.), Schorlarly Ressources, Willmington, 2000. Sur les opérations au Nicaragua, lire Howard meyer, The World Court in Action, Rowman and Littlefield, Lanham-Londres, 2002. 10. Edwartd Price, « The Strategy and Tactics of Revolutionary Terrorism », Comparative Studies in Society and History, n° 19/1, cité par Chalmers Johnson, « American Militarism and Blowback », New Political Science, 24 :1, 2002. 11. School of Americas, 1999, cité par Adam Isacson et Joy Olson, Just the Facts, Latin America Working Group and Center for International Policy, Washington, 1999. 12. Christopher Greenwood, « International Law and the âWar against Terrorismâ », International Affairs, n° 78/2, 2002. 13. Thomas Franck, « Terrorism and the Right of Self-Defense », Foreign Affairs, janvier-février 2002. 14. Foreign Affairs, janvier-février 2002, et conversation avec Tania Branigan du Guardian, le 30 octobre 2001. Lire aussi Ignatieff, Index of Censorship, n° 2, 2002. 15. New York Times, 1er octobre 2001. 16. Franck Schuller et Thomas Grant, Current History, avril 2002. 17. Werner Daum, « Universalism and the West », Harvard International Review, été 2001. Pour les autres témoignages et les avertissements de Human Rights Watch, lire Noam Chomsky, 9/11, Le Serpent à plumes, Paris, 2001. 18. Christopher Hitchens, Nation, 10 juin 2002. 19. The Age of Terrorâ¦, op. cit. 20. Martha Crenshaw, Ivo Daalder, James Lindsay et David Rapoport, Current History, « America at War », décembre 2001. Sur la « première guerre contre le terrorisme », lire Western State Terrorism, op. cit. 21. Successivement : le périodique de lâUCA à Managua, en octobre ; Ricardo Stevens, (Panamá), Report on the Americas, novembre-décembre 2001 ; Eduardo Galeano, La Jornada (Mexico City), cité par Alain Frachon dans Le Monde du 24 novembre 2001. 22. Pour les nombreuses sources à ce sujet, lire Noam Chomsky, Fateful Triangle, South End Press, Boston, 1983, mis à jour dans lâédition de 1999 sur la question du Sud-Liban dans les années 1990 ; Pirates and Emperors, Claremont, New York, 1986, nouvelle édition à paraître chez Pluto Press, Londres ; World Orders Old and New, op. cit. 23. James Bennet, New York Times, 24 janvier 2002. 24. Pour plus de détails, lire la contribution de Noam Chomsky à Western State Terrorism, op. cit. 25. Martha Crenshaw, « America at War », op. cit. 26. Chalmers Johnson, Nation, 15 octobre 2001. 27. Lire Noam Chomsky, « On Negroponteâs Appointment to Iraq Embassy », <www.chomsky.info/talks>. 28. Ian Williams, Middle East International, 21 décembre 2001, 11 janvier 2002 ; John Donnelly, Boston Globe, 25 avril 2002 â en lâoccurrence, il est fait référence à un veto antérieur des Ãtats-Unis. 29. Conférence des hautes parties contractantes, « Report on Israeli Settlement », janvier-février 2002, Fondation for the Middle East Peace, Washington. Sur ce sujet, lire lâarticle de Francis Boyle, « Law and Disorder in the Middle East », The Link, 35/1, janvier-mars 2002. 30. <www.gallup.international.com/terrorismpoll.figures.htm>, chiffres des 14 et 17 septembre 2001. 31. John Burns, New York Times, 16 septembre 2001 ; Samina Amin, International Security, n° 26/3, hiver 2001. Pour les avertissements antérieurs, lire Noam Chomsky, 9/11, op. cit. Pour les évaluations de lâaprès-guerre faites par les organisations humanitaires, lire Imre Karacs, Independant on Sunday, 9 décembre 2001. 32. Pour des estimations plus récentes, lire Barbara Crossette dans le New York Times du 26 mars 2002 et Ahmed Rashid dans le Wall Street Journal du 6 juin 2002. Lire aussi Andrew Ravkin dans le New York Times du 16 décembre 2001, qui cite le département dâÃtat américain sans mentionner pourtant les bombardements. 33. Patrick Tyler et Elisabeth Bumiller, New York Times, 12 octobre 2001, qui citent Bush ; Michael Gordon, New York Times, 28 octobre 2001, qui cite Boyce. 34. Barry Bearak New York Times, 25 octobre 2001 ; Johyn Thornhill et Farhan Bokhari, Financial Times, 25 et du 26 octobre 2001 ; John Burns, New York Times, 26 octobre ; Indira Laskhamanan, Boston Globe, 25 et 26 octobre 2001. 35. Interview menée par Anatol Lieven, Guadian, 2 novembre 2001. 36. Ann Lesch, Middle East Policy, n° IX/2, juin 2002. Lire aussi Michael Doran, Foreign Affairs, janvier-février 2002 et de nombreux autres, dont plusieurs collaborateurs du Current History, décembre 2001. 37. Sumit Guanguly, ibid. 38. Pour plus de précisions, lire Noam Chomsky, World Orders Old and New, op. cit. 39. Peter Waldman et al., Wall Street Journal, 14 septembre 2001 ; Waldman et Hugh Pope, Wall Street Journal, 21 septembre 2001. 40. Richard Aldrich, Guardian, 22 avril 2002.
|